Sorti dans une rare discrétion et promu avec une grande sobriété, Rose Noire nous plonge au cœur des pulsions qui animent Frenetik. Ce projet témoigne d’une significative montée en gamme à travers l’appropriation d’un style qui semblait relégué au passé.
Le 11 février 2022 sort sur la chaîne YouTube de Frenetik le premier clip d’une série de cinq. Véritable démonstration de maîtrise et de prestance, les quatre autres volets de « Mouvement historique » permettent d’explorer d’autres registres et témoignent du niveau atteint par le rappeur depuis sa première mixtape « Jeu de couleurs » et sa réédition. Un single de la même veine paru en juin accompagné d’un clip énigmatique se révélera être l’intro du projet de la confirmation.
Bien qu’une filiation se profile avec sa mixtape précédente, à travers son titre : « Rose Noire », c’est plutôt à la cover inspirée de Lithopédion qu’il faut se fier pour discerner la dominance chromatique du projet. Frenetik prouve sa légitimité à son public autant qu’à lui-même via une lettre passionnée, ouverte à qui veut bien la lire. Sans feat, sans morceau vitrine calibré pour tourner en playlist, Rose Noire emploie la manière brute pour faire entendre la voix de son auteur, reste à savoir combien il en ralliera à sa cause.
Trap renouvelée
Ces dernières années, le rap hardcore a été dominé par la drill, et la jersey connait un intérêt croissant (bien qu’elle ne remplisse pas exactement le même créneau). Autant dire que la suprématie de la trap relève de l’antique, à l’échelle temporelle de ce milieu effervescent. Cependant, la trap n’a pas encore poussé son dernier soupir et Frenetik lui donne même un second souffle à travers Rose Noire.
L’essence du sous-genre reste le même, Frenetik adopte le flow saccadé, la voix grave et la violence lyricale traditionnels. Mais dix ans après la sortie de Z.E.R.O (par Kaaris) et la première occurrence de cette esthétique entre trap et drill en France (inspirée de Chicago), elle nécessitait un certain dépoussiérage. Pour commencer, les instrumentales choisies par Frenetik bénéficient d’une énorme variété car fruit du travail de 18 producteurs (Born like Malik, Seezy…) et apportent une teinte unique à la plupart des morceaux (le motif inquiétant de Vaccin, le piano mystérieux et instable de Folie).
Certes profondes et identifiables, les prods restent épurées, ce qui place la voix du MC au premier plan pour accentuer l’impact du grain et des punchlines. À ce niveau là, Frenetik n’a pas changé de recette. Son écriture, pleine de jeux de mots, se fonde sur des homonymes (mots ou groupes de mots qui se prononcent de la même manière) et des parallélismes de construction, ce qui requiert une grande maîtrise de la langue, à la manière du Kaaris pré 2016 en moins vulgaire.
« Les enfants croient au père Noël, les adultes croient en la justice » – Dans le noir
Ingénieuse mais assez répétitive à la longue, cette plume « technique » peut représenter un point noir du projet. De la même manière, l’utilisation parfois maladroite de l’autotune tache certains refrains (Saccoche, Ruinart). Si les refrains souffrent de cette lacune, Rose Noire ne contient aucun couplet fade. Frenetik rappe de la première à la cinquante-troisième minute, dans la continuité de la série de freestyle « Mouvement historique » et des seize mesures aux 3 mots par seconde. En second lieu, Frenetik renouvelle la trap à travers un mixage assez utilisé dans la scène underground qui consiste à fusionner la voix avec la prod comme s’il s’agissait d’un instrument (par exemple dans le refrain de Folie).
Ce procédé la rend métallique et accentue ses basses fréquences. Il convient à merveille au timbre de l’artiste belge et lui confère une profondeur supplémentaire, comme si l’autorité de ses paroles se voyait décuplée.
Tourment, rage et amertume
Le support musical étudié ci-dessus transmet en partie les émotions que Frenetik partage via cette mixtape. En effet, sa voix grave, presque caverneuse, accompagnée par des prods minimalistes et froides, tire déjà l’auditeur du côté de la mélancolie et de la noirceur. D’après la cover, le projet se trouve bien à l’extrémité noire du nuancier, d’où son nom et l’ambiance qui y règne.
S’il y a bien une chose qui caractérise les paroles, c’est la solitude moribonde de son auteur, que l’on remarque dès la tracklist. Frenetik n’invite personne car ce projet, très introspectif et personnel, ne peut accueillir un autre que celui qui vit tout ce qui y est décrit. Ses textes nous plongent au cœur de son quotidien et des émotions qui le traversent, notamment un tourment inextricable. Face à une incompréhension du monde qui l’entoure, auquel il cherche éperdument le sens, son approche naturaliste se change en rage.
Le monde extérieur n’est pas la seule source de mal-être du rappeur. Son propre for intérieur, ses erreurs, ses relations sentimentales et son début de carrière sont tant de sujets d’écriture que l’on retrouve tout au long du projet. Frenetik dresse alors un bilan de sa vie à la cité et de son entrée dans l’industrie musicale et en tire les leçons. Bien qu’il ne soit pas un exemple et qu’il ne soit pas encore débarrassé des problèmes qu’il décrit, le MC espère tirer des leçons de son expérience et les partager afin de se délester du poids qu’elles représentent et peut-être épargner des peines à ceux qui l’écoutent.
« Je laisse des messages dans mes couplets, c’est l’ingé qui brouille les pistes » – Poussière
Les champs lexicaux de la violence et des émotions vont de pair et dominent la composition lyricale. De l’affliction au bouillonnement de colère, le spectre négatif se déploie en de multiples nuances. Cette profonde introspection sans concessions favorise l’identification des auditeurs aux épreuves que Frenetik a traversées et aux préoccupations qui l’habitent.
Maturité, marche vers le trône
Depuis la sortie de son premier projet Brouillon il y a plus de deux ans, le rappeur belge a effectué une impressionnante montée en gamme. Il semble qu’il ait trouvé finalement son identité et sa place au sein du milieu. La mélancolie et le pessimisme de Dinos d’un côté, l’énergie et la hargne de Dosseh de l’autre, le tout avec sa propre signature vocale et lyricale. Ce créneau qui lui sied bien lui permet d’être à l’aise et d’à son tour produire des projets cohérents. Tandis qu’on pouvait reprocher à Jeu de couleurs de ne pas faire corps, Rose Noire possède une saveur prononcée (détaillée ci-dessus), une qualité assez rare pour la souligner, d’autant plus qu’il ne s’agit que d’une simple mixtape. En effet, Frenetik refuse encore de prétendre sortir un album, puisqu’il tient cette appellation en haute estime, à l’instar de Benjamin Epps.
« J’pense à l’album, pourtant, je sais qu’c’est trop tôt » – Saccoche
Si cette seconde mixtape se distingue tant de ce qu’on peut entendre chez les grandes maisons de disques, c’est également grâce à sa promotion, loin des stratégies de ventes habituelles. L’absence de feat n’attirera aucun nouveau public venue d’une autre fanbase, aucun gros crossover ne sera relayé par les médias sur les réseaux sociaux (contrairement à sa réédition de l’année passée que l’on peut blâmer pour son abondance de collaboration « forcées »).
D’autre part, aucun morceau ne se prête au format single. Cheval blanc est bien sorti clipé plusieurs mois avant le projet mais celui-ci n’était pas encore annoncé. Le clip de Saccoche, quant à lui, sert surtout de suite à l’intrigue amorcée dans le précédent et seul le premier couplet pourrait trahir la doctrine 100% kick du projet. Skyrock n’aura donc ni dancehall ni morceau bonbon à se mettre sous la dent, laissant Rose Noire entre les mains des connaisseurs et des curieux, qualité en guise de promo. Le succès commercial n’est pas l’objectif de Frenetik, il vise celui d’estime et se rapproche à chaque mesure du sommet du rap francophone.
« J’dis pas qu’j’suis l’meilleur rappeur belge, j’préfère laisser les autres le dire » – Sang Froid