Éclectique, puissant et musical, Fissure de vie entraîne l’auditeur au cœur même de La Lune afin d’en observer les failles, tantôt avec rage, tantôt avec amertume.
Suite à son incroyable série d’EP en 2021, étendue de mars à décembre sur 7 projets de cinq titres, So La Lune annonça vouloir se concentrer sur un long format. Il dévoile ainsi la date de sortie du fameux projet à travers trois titres -toujours aussi maîtrisés- au mois d’avril. Le 27 mai dernier est donc paru Fissure de vie, seconde mixtape et premier projet sérieux du jeune Parisien, symboliquement intitulé comme le morceau qui le fit entrer officiellement dans l’industrie musicale. Ce nom évoque également l’atmosphère et le message que So La Lune veut transmettre depuis ses débuts, dans sa forme la plus aboutie jusque-là.
Panorama de la galaxie
À travers toute sa discographie, So La Lune s’est aventuré dans de nombreux registres, allant du freestyle incisif aux sonorités plus expérimentales de la new gen en passant par le cloud rap. Fissure de vie en est une synthèse qui maintient cette variété en restant fidèle à l’ADN de Tsuki. Tout au long des 16 morceaux, So semble aussi à l’aise qu’un maître nageur dans l’océan, un astronaute qui ferait découvrir la galaxie dans laquelle il s’est reculé. L’album comprend des couplets uniques comme Range Ro ou Dona qui permettent au rappeur de s’exprimer sans barrières et de multiplier les flows. Mais aussi des morceaux classiques à deux couplets qui rappellent son don pour les toplines et les refrains efficaces.
À l’intérieur de cet espace stellaire, un large spectre de sonorités et de nombreuses touches musicales se manifestent. Celles-ci s’éloignent parfois des codes du rap mais apportent de la profondeur aux instrumentales, tandis que la voix trouve la sienne grâce à un mixage méticuleux. On retrouve d’un côté des basses qui semblent envelopper l’intro Soleil mourant comme d’une brume épaisse. De l’autre, des mélodies aux synthé sur le refrain de 2 i ou encore des 808 plus proches d’une influence drill dans le titre Vide. La présence de guitares ou de pianos sur près de trois quarts des morceaux confère une dimension organique à l’album, proche de l’essence même de la musique. Cette recherche d’épuration se remarque à travers la pochette. Il s’agit d’une simple photo prise dans le magnifique parc del Teide, à Tenerife, qui donne l’impression de visiter une autre planète.
« J’peux pas rentrer, regarde, le ciel s’abîme » – Vide
Harmonie sensible
L’album porte une attention particulière à sa production, assurée par Amine Farsi ou encore RESFA, mais en majorité par VRSA Drip. Ce jeune beatmaker n’a plus rien à prouver quant à sa synergie avec le rappeur. Celle-ci saute particulièrement aux yeux dans l’Ovni Éternelle 2 et son drop.
C’est particulièrement au niveau des deux featurings que la magie de Fissure de vie opère. En effet, les habitués s’attendaient probablement à retrouver Elh Kmer ou Rouge Carmin, proches de So La Lune. Celui-ci a pourtant pris la décision d’intégrer à son album la participation de rappeurs au style plus éloigné, s’exposant alors au risque de se dénaturer lui-même. C’est pourtant tout l’inverse qui s’opère. En bas est un parfait compromis entre l’identité des deux artistes, qui ne semblaient pas si proches au premier abord. Sur un piano de VRSA Drip, So est sur son terrain mais le thème du texte, à savoir la détresse et la misère, sied mieux à DA Uzi. En résulte un morceau mélancolique, entre le constat amer d’une vie en marge et un sursaut d’urgence de sortir de cette condition.
Dans Nouveaux Pirates, Captaine Roshi embrasse l’univers de So La Lune en se laissant porter par la mélodie de violons presque épiques. Si ses backs caractéristiques ou des références à son registre de navigation subsistent, Roshi se prête au jeu de So en reprenant son intonation sur le second pont, donnant un relief à sa voix qui manquait parfois dans son propre album. Finalement, ces deux collaborations qui ont pu surprendre à la découverte de la tracklist font sans souci corps avec l’ensemble du projet, notamment grâce à la couleur musicale globale conférée par les instrumentales. On pourrait cependant reprocher à Fissure de vie des maladresses dans l’ordre des titres, notamment dans la deuxième partie de l’album, moins intense et plus inégale. Déconnecté, un morceau peu énergique, porte la lourde tâche de succéder à la fin brutale d’Eternelle 2, ce qui marque un creux au sein du projet.
Catharsis intime
Pour So La Lune, la musique est une maladie, une addiction (ce qui explique sa productivité), mais aussi un remède, un moyen d’extérioriser ses sentiments à travers des mélodies et des textes. Certaines phases sonnent déjà-vues ou peu inspirées, mais lorsque So s’approprie sa plume et rend les mots personnels, il parvient à transmettre toutes ses émotions à ceux qui l’écoutent.
Éternelle 2 en est le parfait exemple. Évidemment lié au très beau morceau Éternelle, cette suite en prend le contre-pied en présentant le rappeur au bord du gouffre. Le morceau commence par des phrases très imagées à travers un flow particulièrement lent, permettant de capter toute la détresse dans la voix de Tsuki, accentuée par son mixage. Survient ensuite le drop et une envolée aussi bien lyrique qu’instrumentale qui sonne comme l’énergie du désespoir, accompagnée d’amères références au premier morceau éponyme. En à peine deux minutes, ce titre parvient à transporter si loin que sa fin bouscule. Interlune est également un exutoire pour So. Lui qui est de nature pudique et timide, présente son parcours sans artifice ni dramaturgie. Il insiste particulièrement sur le rôle salvateur de ses proches.
« Tous les jours au quartier y’a pas un plan, fait nous voir on y croit même pas un peu » – Interlune
Une expérience humaine
À l’occasion de cet album, So La Lune a découvert une autre manière de communiquer avec son public, à savoir sur scène. N’en étant qu’à ses premières dates et au vu de ce qu’on observe déjà dans ses clips, il reste encore dans la réserve et la sobriété, paliée par l’aisance avec laquelle il module sa voix. La rencontre que ses concerts ont provoquée avec des transits de sa musique lui a permis d’observer l’engouement légitime autour de son travail. Cela a même permis aux fans de faire corps avec l’univers que Tsuki compose.
Lors des trois dernières dates de la tournée, So et son équipe ont proposé au public d’apparaître dans le futur clip de Guérison à travers des plans tournés en plein live, au centre de la fosse. Cette superbe idée et les concerts en général ont permis à So de transmettre de manière brute, sans intermédiaire, les émotions fortes qui le traversent. Par extension, celles-ci font de même avec la foule chantant d’une seule voix. Cette énergie que le public offre en show, So lui rend bien à travers ses paroles contenant toujours de subtiles références à ses morceaux antérieurs.
Lister toutes les interconnexions qui existent n’aurait pas de fin mais certaines se démarquent au fil de l’écoute. La première à retenir se trouve dans le titre Guérison et plus précisément son refrain, qui s’impose comme le meilleur du projet. La phrase principale, donnant son nom au morceau : « j’attends la guérison » a déjà pu être entendue dans Balade, sorti sur le premier projet de So La Lune en juillet 2020. Le rappel de ce constat pessimiste signifie qu’en deux ans de carrière, la situation n’a pas évolué pour le rappeur qui cherche encore à colmater ses fissures de vie.
La seconde, plus subtile peut se remarquer lors des premières secondes d’Outrône, qui reprend le refrain du morceau Balade évoqué plus tôt. Son sens est tout aussi fort, puisque So tisse explicitement un lien entre l’intro de sa toute première mixtape et l’outro de sa seconde, un moyen de former un cycle mais aussi de boucler la boucle en ravissant son public de la première heure.
Alunissage réussi
À travers Fissure de vie, So La Lune témoigne de la maturité artistique qu’il a acquise et met enfin à l’épreuve du long format son univers si particulier. En résulte une rare richesse musicale, au niveau instrumental et vocal. Ainsi qu’une richesse lyricale, grâce aux ponts que le rappeur bâtit entre ses morceaux mais aussi grâce à ses motifs d’écriture comme la contemplation de la nature ou les métaphores célestes. Bien que So ait déjà prouvé ses capacités dans ses EPs sortis en 2021, cette mixtape montre non seulement une montée en gamme mais également la capacité à rendre homogène et cohérent une œuvre musicale à part entière. En cela, elle remplit son rôle à merveille, il faut s’y résoudre, la Lune ne peut que briller.