INTERVIEW

[Interview] Show et finesse : à la rencontre de Rowjay, le plus parisien des Québécois

Si les rappeurs québécois sont encore peu identifiés en France, l’un se démarque davantage des autres : le finesseur Rowjay. Depuis quelques années maintenant, le Montréalais de 25 ans multiplie les featurings avec les rappeurs de l’hexagone, et principalement avec des artistes de la nouvelle génération. En France, il se fait notamment connaître avec la plug music mais pas seulement. En 2021, il sort Carnaval de Finesse 2 : les chroniques d’un jeune entrepreneur, un opus créatif avec lequel il accroît encore un peu plus sa notoriété. À l’occasion de son concert au FGO Barbara, le 2 juin dernier, durant lequel il a assuré le show, nous avons rencontré l’entrepreneur québécois le plus connu de France. 

Comment as-tu commencé le rap ?

J’ai commencé en 2013/2014. Tout le monde autour de moi faisait de la musique, j’aime beaucoup ça et c’est venu naturellement. Les gars qui font mes prods (DoomX et Freakey!), ça fait longtemps que je les connais. DoomX, je le connais depuis que j’ai six ans. Freakey!, ça fait une dizaine d’années aussi que je le connais. J’ai toujours kiffé le rap et quand tes amis sont des producteurs, ça donne encore plus envie d’en faire. 

Avec quels artistes as-tu découvert le rap ?

J’ai découvert le rap avec la chaîne BET où je voyais 50 Cent, Outkast… Ils avaient sorti un double album solo, Speakerboxxx/The Love Below. C’est l’un des premiers albums rap que j’ai écoutés, avec 50 Cent – Get Rich or Die Trying. Ensuite, il y avait Ludacris qui était super chaud aussi à l’époque. Ce qui est drôle, c’est que j’ai commencé à rapper en français alors que j’écoutais très peu de rap francophone. C’est quand il y a eu Ateyaba, 3010, Bon Gamin que j’ai senti qu’il y avait un truc. J’aimais beaucoup Alpha 5.20 aussi, parce que c’était cainri. Il y avait des morceaux de Booba et La Fouine que j’aimais bien aussi, mais j’étais à 99% rap américain. 

“Violence Urbaine Émeute est l’un des projets français que j’ai le plus saigné” 

Aujourd’hui, quelles sont tes influences ?

J’écoute beaucoup plus de rap français qu’avant mais 90% de ce que j’écoute reste du rap anglophone. La première fois que je suis venu en France, en 2016, Jwles m’a fait découvrir 13 Block juste avant la sortie de Violence Urbaine Émeute. C’est l’un des projets français que j’ai le plus saigné. J’ai aussi beaucoup écouté Kyoto et Tokyo de Ateyaba et Or noir de Kaaris. C’était un gros album. À l’époque, j’écoutais aussi Ninho, je le trouvais chaud, il était très Chicago. Il est encore fort, mais c’est moins mon délire aujourd’hui. 

Tu feat beaucoup avec des artistes parisiens. Comment s’est faite la connexion ?

Au début, je postais ma musique sur Soundcloud. Ça m’a beaucoup aidé. Il y avait des artistes français qui me repostaient.  J’ai aussi fait beaucoup de travail de terrain. Je viens ici depuis 2016. À part le Roi Heenok, avant moi, les gars de chez nous, au Québec, avaient une mauvaise approche. Moi, j’ai une approche organique. C’est-à-dire que je n’ai pas cherché à connecter avec des super stars directement. La plupart des personnes avec qui je me suis connecté sont venues à moi. 

Quel regard portes-tu sur ta gestion des réseaux sociaux ?

C’est important. Ça me permet de me différencier. Quand je me balade à Paris, il y a des gens qui viennent me parler de mes tweets, c’est fou. Je suis le plus gros rappeur de chez nous sur Twitter. La seule chose que je calcule sur ce réseau, c’est le fait que j’écrive en majuscules. Mon audience est majoritairement française et ici, la mentalité n’est pas la même qu’au Canada donc parfois, je fais attention à ce que je peux écrire. Là-bas, on est plus peace. On a grandi dans une plus grande multiculturalité. Si je prenais en compte uniquement la culture de mon pays, je serais encore plus dans l’excès.

Quelles sont les différences entre Montréal et Paris ?

On n’a pas la même façon de voir les choses. Je l’ai réalisé quand j’ai joué à la YARD en 2018. Il y avait des mecs du hood qui me regardaient et qui étaient perplexes. Nous on est plus cainri. J’ai grandi dans un quartier avec des rebeus, des Haïtiens, des Italiens. C’est plus ouvert. En France, ils sont plus sur la défensive, sur le qui-vive.
En revanche, il y a des artistes français avec qui je travaille qui sont très ouverts et avec qui je ne ressens aucune différence dans la manière de travailler. Mais d’autres vont se mettre plus de barrières. L’industrie au Québec est beaucoup moins avancée que celle de France mais certains artistes sont plus avancés que les Français parce qu’on est connectés aux States.

Et chez nous, il y a deux scènes. Il y a la scène « rap industry » et la scène rap de la rue. Si tu descends un mec dans la rue, même si c’est du rap, c’est fini. À Montréal, c’est hyper dangereux, ça fait deux ans que ça ne fait que de tirer. C’est une culture très américaine. Au Canada, les armes sont illégales mais récemment il y a eu des impressions d’armes en 3D et là ça a changé.

Je pense que les Français ne s’imaginent même pas que ça peut être comme ça là-bas. Chez nous, si tu dis certaines choses dans ta musique, tu peux vite te retrouver dans la merde. En France, quand tu viens de la rue et que tu fais du rap, tu sais qu’il y a une opportunité pour t’en sortir. À Montréal, c’est pour représenter ce que tu fais dans la rue, pas pour en sortir. Parfois, ils ne se considèrent même pas comme des rappeurs.

“En France, j’ai l’impression qu’ils ne se rendent pas compte à quel point leur marché est énorme”

Qu’est-ce qui fait que l’industrie du rap au Québec est encore peu développée ?

Chez nous, culturellement c’est particulier dans le sens où c’est le seul endroit francophone au Canada. Donc il y a une culture québécoise très particulière, très identitaire. Il y a beaucoup d’avantages pour les artistes francophones par rapport aux anglophones. Il y a beaucoup de subventions mais très peu de débrouillardise. Et personnellement, je ne suis pas dans ce mindset. Je n’ai pas envie de me retrouver avec un logo du gouvernement à la fin de mon clip. J’ai envie de faire mon truc. L’industrie française est dix fois plus avancée que la nôtre en termes d’infrastructures et de contenus. En Europe, vous avez fait des choses comme High & Fines herbes, c’est très fort. Ça n’existe pas chez nous.

Au Québec, on a trop longtemps dormi sur le rap. Ce qui nous a forcés à nous réveiller, ce sont les plateformes de streaming. C’était le seul endroit en Amérique du Nord, où les plateformes étaient en baisse parce qu’on n’a jamais voulu pousser le rap. Or, c’est ce qu’on écoule le plus dessus. Aujourd’hui, on a encore des débats sur le rap que vous aviez en 2003. Aussi, comme c’est difficile de faire sa place là-bas, les artistes sont fermés et veulent à tout prix garder le monopole. Il y en a un qui a une meilleure approche, c’est Enima. C’est notre Ninho à nous. Pourtant, en France, il sait qu’il arrive en “inconnu” donc il se plug petit à petit avec des artistes pour se faire une place.

En France, j’ai l’impression qu’ils ne se rendent pas compte à quel point leur marché est énorme. Par exemple, Orelsan vend bien plus que beaucoup d’artistes aux États-Unis. Il a fait les mêmes chiffres que The Weeknd en première semaine (138 000 pour Orelsan VS 148 000 pour The Weeknd). On ne le dit jamais. Le marché français c’est 70M de personnes, les États-Unis c’est 330M de personnes. Ça veut dire qu’il y a des rappeurs français qui vendent bien plus que des géants des USA et qui font bien plus d’argent. C’est un marché vraiment sérieux. Les UK c’est aussi très sérieux. Les Français devraient plus se connecter aux Anglais.

photo illustration Rowjay
© Walter Muller

Que dirais-tu à un auditeur français pour qu’il s’intéresse à la scène rap québécoise ?

Ce qui est cool c’est qu’on a notre propre identité. La manière dont on s’exprime, l’image qu’on dégage, le côté américain… Il y a une toute autre identité. Il y a des mecs qui font du son, ça ne sonne qu’au Québec, comme FouKi : il cartonne chez nous, c’est une star. Je le respecte beaucoup. Il reste fidèle à sa propre identité musicale.

“Je ne me considère pas comme un rappeur plug”

Ton identité à toi est souvent reliée à la plug music. Est-ce que tu te revendiques de ce courant ? 

Oui et non. J’ai fait de la plug mais c’est comme si tu demandais à Kaaris s’il se revendique de la trap. C’est un style de rap parmi tant d’autres. Le public a mélangé beaucoup de choses. La plug c’est un style de prod, le DMV c’est un flow. Les deux se mélangent parfois. Moi, je ne me considère pas comme un rappeur plug. Je ne me considère pas non plus comme un rappeur boom-bap mais finalement, j’ai plus de sons boom-bap que plug. Je suis juste un rappeur qui fait du rap. Il n’y a pas d’autres définitions. Mon plus gros son, c’est un morceau drill. Ça ne fait pas de moi un drilleur. Si demain, il y a un nouveau style qui arrive et que j’aime, j’en ferais. 

Tu ne te définis pas comme un artiste qui fait spécifiquement de la plug music. Pourtant, à plusieurs reprises, tu as réagi sur les critiques qui ont été faites dessus. Comment tu te positionnes par rapport à ça ? 

Je trouve ça drôle de voir des gens parler d’un style de manière confuse. C’était plus pour ramener de la clarté sur le sujet. Si les gens commencent à parler de ça, il faut qu’ils en parlent bien. Par exemple, dire que La Fève fait de la plug, c’est n’importe quoi. Il n’en fait pas. Il a des sonorités qui s’en rapprochent mais ce n’est pas de la plug pour autant. 

C’est un style particulier et nouveau d’où le fait que tout le monde ne l’appréhende pas encore de la même manière.

Oui mais si personne ne réagit dessus, on laissera les gens dans l’obscurité. Il y a des mecs comme Amin et Hugo qui parlent de la plug alors qu’ils ne savent même pas de quoi ils parlent. C’est plus ça qui m’a énervé. J’en ai rien à faire qu’ils ne s’intéressent pas au sujet ou qu’ils n’aiment pas ça. Tout le monde a le droit d’aimer ce qu’il veut. C’est plus le fait qu’ils disent des trucs que les gens vont interpréter comme si c’était vrai. C’est comme si je disais que Hamza faisait du boom-bap. On va me dire non. C’est la même chose que j’ai faite avec Amin et Hugo. Je les ai juste corrigés. 

C’est pour ça que j’ai fait un live qui expliquait ce qu’était le DMV, etc. Si tu critiques quelque chose, assure-toi que tu critiques bien. Eux, ils parlent d’un truc qu’ils n’ont jamais écouté. Ils n’ont pas fait les recherches qu’il fallait. Serane, par exemple, je peux comprendre que ce soit un sujet controversé, parfois il porte des talons, etc. Mais si t’écoutes du vrai DMV, les gars c’est des shooters. Ils tirent sur des gens. Je trouve ça drôle cette vision qu’ils ont du DMV à travers Serane alors que c’est un style très gangsta rap. 

« Dire que Eminem est le meilleur rappeur aujourd’hui, c’est de la surface. »

Pourquoi as-tu autant réagi aux paroles d’Amin et Hugo ?

J’adore la culture rap, j’ai du respect pour cette culture. Je m’attends à ce que tout le monde le fasse. Surtout si tu te dis fanatique de rap. On est beaucoup de rappeurs à avoir un problème avec Amin et Hugo. On peut demander à Makala par exemple. Ces mecs sont des hipsters du rap qui pensent qu’une école du rap est meilleure qu’une autre. Moi je ne suis pas là-dedans, il y a des mecs de partout qui sont chauds.

C’est toujours les gens qui ne font pas de musique qui ont le plus à dire dessus. Ils ne sont pas illégitimes mais pour être totalement légitime, il faut que ce que tu dises fasse du sens. Dire que Eminem est le meilleur rappeur aujourd’hui, c’est de la surface. C’est des faux puristes. Ce sont des beaufs puristes, des élitistes. Un puriste c’est quelqu’un qui aime le rap. Par exemple, JeanJass c’est un vrai puriste. Caballero aussi. C’est des gars qui sont capables d’écouter tout style de rap et qui font plein de choses différentes. 

Comment as-tu découvert le DMV ?

A travers Hoodrich Pablo Juan. J’écoutais beaucoup ce qui se faisait à Atlanta et je suis tombé sur lui. Le premier qui m’a parlé de lui d’ailleurs c’est Jwles, il y a très longtemps. Et Hoodrich Pablo, c’est le premier qui a rappé de cette manière-là. En tout cas, c’est lui qui a popularisé ce style.

« Alpha Wann c’est une légende »

Une partie du public français t’a découvert avec ton featuring avec Alpha Wann. Comment s’est faite la connexion ? 

C’est lui qui m’a approché pour faire le featuring. C’était pour UMLA au départ, et quand on s’est rencontré il faisait le ramadan donc il ne faisait pas trop de sons. Au final, ça s’est retrouvé sur mon album. C’est le plus gros feat que j’ai fait de ma vie. Alpha Wann c’est une légende. Il a sorti un des meilleurs albums de rap français de ses dix dernières années. Il est facilement dans le top 3 des meilleurs rappeurs français. Peut-être même top 1 en termes de technique. 

Tu parles souvent de « la finesse » dans tes morceaux. Comment pourrais-tu décrire ce terme à ceux qui ne le connaissent pas ? 

C’est quelqu’un qui représente l’élégance, qui sait ce qu’il veut, et qui reste authentique. 

« Si tu m’envoies du love, je t’envoie du love. Si tu m’envoies chier, je te renvoie chier. »

Sur scène, d’ailleurs, on ressent ton authenticité. Tu as beaucoup de proximité avec ton public, même après le concert. Sur les réseaux sociaux aussi, tu réponds beaucoup aux commentaires. Tu te sens reconnaissant auprès du public ?

Il y a de ça mais ce n’est pas pour ça que je le fais. Je suis jeune aussi, j’ai 25 ans. Si j’étais à leur place, je serais content que l’artiste vienne me saluer. Sur les réseaux, je réponds à tout. Si tu m’envoies du love, je t’envoie du love. Si tu m’envoies chier, je te renvoie chier. C’est naturel. 

Tu te sens plus à l’aise sur scène ? 

Je préfère le live mais j’aime les deux. Ce n’est pas comparable. Mais c’est vrai que je suis un gars du show. J’aime divertir les gens.

Que penses-tu du concept de diss track ?

Si j’ai un beef avec quelqu’un dans le rap, je le diss et je finis sa carrière (rires). J’ai déjà diss des gens de Montréal. En France, je le ferais seulement si je suis dans une situation qui me pousse à le faire. Moi ici, j’unis des mecs qui ne s’entendent pas trop bien. Comme je viens de l’extérieur, je suis leur pont et ils finissent par s’entendre à travers moi.

Quels sont tes prochains projets ?

Il y aura un Carnaval de finesse Deluxe. Il sortira dans environ un an. En featuring, il y aura La Fève et Enima. C’est un Deluxe mais ce sera carrément un nouvel album. Dans CDF2, je t’explique comment faire de l’argent et dans celui qui va arriver, je t’explique comment le dépenser. Ça sera plus arrogant et moins personnel. Ça sera un projet de transition où je flex. Le projet d’après, j’ai teasé le nom dans le morceau Devil May Cry. J’ai fait un mouv’ à la Damso (rires).