Le 25 octobre dernier paraissait, après une longue attente et de nombreux reports, le neuvième album de Kanye West. Appelé dans un premier temps Yandhi, il fut par la suite complètement remanié pour prendre la forme d’une « expression de l’Évangile », selon les propres mots de son auteur. Rappelons au passage que ce dernier, jamais avare de quelques tirades mégalos, s’est décrit dans la foulée comme « le plus grand artiste humain de tous les temps, mort ou vivant », lors d’une interview accordée à Zane Low. Ambiance.
Mais comment porter un poids si lourd sur des épaules si frêles ? Rappelons-nous qu’il y a 3 ans à peine, en pleine tournée promotionnelle pour The Life of Pablo, Kanye West traversait une énorme phase de burn-out qui l’a conduit jusqu’au pétage de plombs et à l’hospitalisation. Un trop-plein de projets, de médiatisation, d’adulation, de doutes et d’errances créatives… Un trop-plein de tout. Moins de deux ans plus tard, il effectuait pourtant son retour sous les feux de la rampe, en affichant publiquement son amitié avec Donald Trump et en déclarant lors d’une autre interview que « l’esclavage sonne comme un choix ». Une énième sortie de route comme l’artiste en connaît déjà des dizaines, pourtant il faut avouer que jamais on n’avait été plus inquiet pour lui et sa santé. S’était-il vraiment rétabli de sa débâcle de 2016 ? Avec la phrase gravée sur la pochette de son décevant huitième album Ye, le rappeur de Chicago ne laissait plus aucun doute traîner sur son état psychologique ces dernières années : I hate being bipolar, it’s awesome (en français « Je déteste être bipolaire, c’est génial »). Un désordre mental qui allait de pair avec les frasques médiatiques de l’artiste et le contenu de l’album, 7 titres chaotiques, faits à la va-vite et qui partaient dans toutes les directions à la fois. L’impression, au final, d’avoir plus affaire à un album de démo, très loin des grands moments de la discographie de West (mais il se rattrapa ensuite grâce à son album collaboratif avec Kid Cudi, Kids See Ghosts). De toute évidence, Kanye était encore perdu et débutait à peine son chemin de croix. Lequel semble être arrivé, un an plus tard, à un point de maturation avec Jesus is King.
Un album gospel
C’est la grande annonce qu’a faite Kanye West avec ce nouveau projet, tenir sa promesse de réaliser un album entièrement Gospel. En effet, c’est le genre musical dont il est intimement le plus proche, bien plus que le Rap car il l’entendait tous les dimanches lorsqu’il se rendait à la messe enfant. De plus, il en partageait l’affection avec sa mère Donda, qui fut sa première supportrice depuis son plus jeune âge. Remontons en arrière ; il faut se rappeler le jeune Kanye de 2004, à l’époque de son premier album The College Dropout, qui faisait une entrée tonitruante dans les charts en tant que rappeur sur les chœurs gospel de Jesus Walks. C’était il y a 15 ans mais déjà, les obsessions de l’artiste y étaient plaquées en un seul single : le rapport puissant à Dieu et au christianisme, les nombreuses tentations comme l’argent, les femmes ou les marques de luxe, et l’articulation difficile entre ces deux facettes de lui-même, le tout déjà accompagné d’un melon assez énorme. A l’heure actuelle, rien ne semble avoir beaucoup changé chez Kanye West, qui a finalement prolongé cet état d’esprit au maximum qu’il pouvait ; un mariage ultra-médiatisé avec la top model et star de téléréalité Kim Kardashian, le titre de Louis Vuitton Don ainsi que sa musique associée à de nombreuses marques prestigieuses, le statut d’égérie puis de créateur de mode avec les fameuses baskets Yeezy Boost et les collaborations avec Nike et Adidas, des tournées aux mises en scène spectaculaires, un statut d’icône Pop planétaire incontestable… Et maintenant, un virage vers la religion.
Ci-dessus, un extrait des Sunday Service où est repris le titre « Say You Will ».
Car tout au long de l’année 2019, Kanye West n’est pas resté inactif loin de là. Fuyant momentanément les projecteurs, il s’est reconverti en homme pieux, organisant des messes ouvertes tous les dimanches en forme de chorale géante, où lui et des dizaines de fidèles chantaient sa musique et dansaient en cercle à la gloire du Seigneur. Ce sont les fameux Sunday Service (desquels vient la Sunday Service Choir qui est présente sur l’album). Durant toute cette année, l’écho que nous avions de l’artiste se résumait donc aux retransmissions, à chaque fin de semaine, de ces évènements. Excepté que la mise en scène soit toujours aussi gargantuesque (on ne le changera pas), quelque chose a néanmoins frappé durant ces messes religieuses 2.0. En effet, Kanye semblait véritablement aller mieux, il paraissait enfin retrouver sa créativité et sa joie en remixant ses plus gros titres en version Gospel et en se dévouant corps et âme à diffuser la parole sainte. A la vue des récents évènements qui lui ont pourri la vie, ce n’est finalement pas étonnant qu’il se tourne pleinement vers la foi, déjà bien apparente avant dans sa musique. Désormais, Kanye West a donc fait peau neuve, comme il le clamait déjà avec son acolyte Kid Cudi sur leur album commun, il est reborn (ce qui signifie « né à nouveau », dans la religion chrétienne cela correspond à l’acte de foi). Tous les dimanches il se rend donc à la messe avec ses nouveaux compagnons et il dévoue son art au Seigneur, déclarant récemment dans une interview que « le Rap est la musique du diable ». Il est ainsi important de contextualiser ce qui s’est passé dans la vie et la tête de l’artiste ces derniers temps, afin de comprendre ses nouvelles motivations et le message qu’il souhaite adresser à travers son disque. Jesus is King n’est pas considéré comme un album de Hip-Hop (puisque c’est la musique du diable), mais comme un album chrétien.
Un résultat en demi-teinte
Malgré son succès commercial et sa très bonne réception par le public, à maintenant trois semaines d’exploitation, Jesus is King n’a pas manqué de faire couler de l’encre chez les fans inconditionnels de Kanye et dans la presse. Certains y voient un renouveau artistique et spirituel sans précédent pour le rappeur, quand d’autres plus cyniques perçoivent avant tout le concept religieux du disque comme un énorme coup de pub, comme Kanye West sait si bien les faire. Impossible, à ce titre-là, de nier l’impeccable direction artistique du projet et toute la communication qui a été faite autour, avec la présence d’un film mettant l’album en image de façon esthétique et harmonieuse (grâce à une installation artistique plantée dans un canyon, qui a été filmée de long en large par Kanye West et son équipe).
C’est dans le fond de l’album que les choses se gâtent. En 27 minutes de musique, il fallait miser sur l’efficacité et l’intensité, surtout pour un album conçu comme à la gloire du Christ. Ce n’est pourtant que très peu le cas en réalité. Jesus is King est en effet long à mettre en bouche et il faudra plusieurs écoutes complètes pour commencer à l’apprécier. Après une introduction assez lambda et oubliable par le Sunday Service Choir, l’album se lance sur Selah, un morceau sonnant une fois de plus bâclé et loin de l’exigence à laquelle Kanye West nous avait habitué dans sa musique. Heureusement, la chorale gospel se déchaînant et scandant « Alléluia » en deuxième partie du morceau lui sauve finalement la mise, le rendant assez épique. C’est ensuite qu’arrive la véritable bombe de l’album, Follow God. Un seul et unique couplet rappé d’une main de maître par Kanye, et une instrumentale très Soul rappelant son brillant passé de producteur. Une vraie réussite qui nous fait entrer dans le projet pour de bon, dommage qu’elle ne dure qu’1 minute 44…
Ci-dessus la splendide vidéo réalisée pour la chanson, qui met en scène Kanye West et son père réconciliés autour d’un buggy.
Ce problème va ensuite se répéter durant tout le reste de l’album. Kanye West a sûrement cru bon de baser son renouveau artistique sur des albums très courts et des titres ne dépassant pas les 2 minutes 30 (comme on l’avait déjà vu sur Ye), mais on est forcé d’admettre qu’il est dépassé par son concept. En effet, faire des albums très courts n’est pas une mauvaise idée en soi, sauf quand la musique ne suit pas et fait ressembler le résultat final à une grosse démo, bien plus qu’un projet abouti. C’est l’éternel problème de Kanye West que de se concevoir, comme il le dit lui-même, en tant que génie artistique et avant-gardiste et de se sentir obligé de débarquer à chaque année avec un nouveau concept révolutionnaire… à défaut de travailler sa musique comme il pouvait le faire avant. Car derrière toute la communication prestigieuse et l’esthétique autour de Jesus is King, on a juste l’impression d’avoir affaire à un album formaté jusqu’à l’extrême, et à un artiste toujours autant en panne d’inspiration qui se fait littéralement bouffer par des concepts trop grands pour lui. La meilleure chose que Kanye West aurait dû faire, c’est de réellement s’isoler et de consacrer tout son temps à la musique comme il a pu le faire en 2009 à Hawaï (ce qui a ensuite donné lieu à son chef d’œuvre My Beautiful Dark Twisted Fantasy). Mais il a préféré peaufiner son come back religieux sur les médias et préparer sa candidature à l’élection présidentielle de 2024. En somme, il est resté un génie de la communication mais a définitivement mis la musique au second plan.
Les autres morceaux de l’album sont ainsi à son image, inégaux et sonnant souvent incomplets, mais avec pourtant de vrais moments de grâce qui surgissent par moments. On pense ainsi à Closed on Sunday et son refrain efficace et décalé (« You’re my Chick-Fil-A », en référence à une chaîne de fast-food américaine qui est elle aussi fermée le dimanche pour raisons religieuses), qui montre que Kanye peut toujours être très drôle quand il le veut. Impossible également de passer à côté de Use This Gospel, avec ses chœurs épiques et les énormes couplets de Pusha T et No Malice qui reforment pour l’occasion le groupe Clipse. Sans oublier le magnifique final orchestré par le saxophoniste Kenny G, un temps fort incontestable de l’album. Le reste alterne entre des morceaux corrects et plutôt inspirés (Hands On et ses lyrics introspectifs, Water), et d’autres moyens quand ce n’est pas bas-de-gamme (l’horrible On God, avec un Kanye en service minimum et une production de P’ierre Bourne qu’on croirait sortie d’un fond de tiroir, ou l’outro Jesus is Lord qui est pour le coup aussi inutile et générique que l’intro).
Quand on fait le bilan final, on a donc un disque légèrement meilleur que Ye car plus travaillé et étoffé, mais rien de très neuf pour autant et clairement pas de quoi sauter au plafond. L’inspiration gospel était déjà présente depuis les débuts de Kanye West, et a donné par le passé de biens meilleurs morceaux que n’importe lequel extrait de Jesus is King, ce qui est quand même un comble et rend compte de la chute libre de Yeezy au niveau musical.
En bref, cela nous montre que la carrière de Kanye West ainsi que son talent de compositeur ne sont pas morts… mais restent irrémédiablement en déclin. La marque associée à son nom est toujours aussi vendeuse et l’apport du thème religieux a dû beaucoup aider à ce que l’album circule, mais que subsiste-t’il du Kanye qu’on aimait tant, celui de College Dropout, Graduation, My Beautiful Dark Twisted Fantasy ou même Yeezus ? Si l’on souhaite à l’homme tout l’épanouissement et la joie que la religion peut lui apporter, on reste ainsi sur notre faim quant au devenir de l’artiste. Celui-ci a en effet commencé à remanier la plupart de ses succès en version censurée (Flashing Lights devient par exemple He’s the Light), a ordonné à tous ses compagnons d’infortune de ne plus avoir de relations sexuelles hors mariage et de ne plus boire d’alcool, et compte bâtir une communauté religieuse à son effigie. Christianisme ou pas, sa mégalomanie légendaire semble bien se porter. Son inspiration un peu moins.