clipping – Visions of Bodies Being Burned

Critique

C’est Halloween.

Si cette saison morne et grise appelle à une revisite de classiques du cinéma d’horreur comme « Halloween » ou « Vendredi 13 », le rap n’est pas en reste avec l’horrorcore. Né dans les 90s, le genre se caractérise par des beats anxiogènes, saupoudrés de samples de films d’horreur et de paroles traitant de sujets gore et sociaux. Il en résulte un son cinématique où les meurtriers côtoient les revenants, le tout plongé dans une ambiance sombre rarement égalée dans le hip hop. Si Gravediggaz (autre groupe de RZA du Wu-Tang Clan), Three 6 Mafia ou The Geto Boys étaient les héros des origines, le flambeau est actuellement brandi par Clipping.

Ayant déjà accouché d’un album centré sur l’horreur en 2019 avec There Existed An Addiction to Blood, le groupe californien de rap expérimental conclut ici un diptyque puisant largement dans le cinéma d’horreur, tout en contextualisant son propos. Poussant la vision de ses créateurs – les DJ William Hudson et Jonathan Snipes, ainsi que le MC Daveed Diggs – Visions of Bodies Being Burned étend l’univers macabre déjà créé sur l’album précédent en appliquant les conventions du cinéma aux problématiques sociales actuelles.

Un film d’horreur audio

Ces influences cinématographiques se font ressentir dès « Intro », où des sons de voitures lointaines sont enveloppés d’une inquiétante couche de synthés. Le rappeur Daveed Diggs arrive alors sans prévenir pour aboyer une succession de rimes avant de s’en retourner vers les ténèbres.

Silence.

L’attaque repart sur « Say the Name », ses beats trap mélangés à des synthés froids créant une ambiance terrifiante, avec cependant suffisamment de basse pour que ça bounce. Empruntant une phrase des Geto Boys pour la transformer en boucle house, le groupe utilise une furtive bassline de synthé et des sonorités industrielles pour parachever l’ambiance instiguée par les paroles. “Say the Name” raconte l’histoire du Candyman, un être surnaturel qui apparaît quand on répète son nom devant un miroir, et qui a fait l’objet d’une série de films au cinéma. Le Candyman est à la base un peintre Afro-Américain, mortellement lynché par son beau-père blanc. Revenant depuis les morts, il s’est mis en quête de hanter son bourreau.

Les hommages au cinéma d’horreur continuent sur « ‘96 Neve Campbell », avec en Cam & China. Répétant le motif vocal « this bitch boss », elles font directement référence au film Scream tandis que le duo de DJ utilise des samples de claquements de portes pour accentuer l’hommage fait aux films de slasher. Si l’ambiance est notable, les vraies stars sont ici Cam & China, volant carrément le spotlight de Diggs. Et l’on arrive ici au premier problème de l’album: le flow. Daveed Diggs n’est pas aussi acrobatique que par le passé, son tempo restant trop souvent sur le même ton. Attention, il sait rapper vite, et bien, mais c’est bien le manque de variation qui est critiqué. Des paroles tranchantes peuvent contenter les anglophones, mais nous autres pratiquant la langue de Molière ne déchiffrons pas forcément tout. Ce que nous retenons avant tout, c’est le flow, et il faut avouer que le MC ne brille pas par les variations de sa cadence. Cependant, un débit vocal monotone peut briller avec les instrumentations adéquates, et le but de l’album n’est pas d’enchaîner les punchlines. Ici, la limitation technique de Diggs, ajoutée aux textures bruitistes, accouche d’un rendu haletant.

Car au final, l’analogie thématique entre le rap et le cinéma d’horreur va plus loin que les simples considérations scénaristiques. Tout comme un film comme « Halloween », Visions of Bodies Being Burned s’apprécie viscéralement. L’album opère ainsi sur les deux mêmes principaux ressorts que le cinéma d’horreur: l’ambiance, et les jumpscares.

Une ambiance avant tout

L’ambiance sombre est distillée tout au long de l’album, et marche autant par l’oppression de la musique à l’œuvre que par les salves de Daveed Diggs. C’est quand ces deux éléments font part de toute leur intensité que l’on retrouve les moments de bravoure de l’album. « Something Underneath » est un chant rituel porté par le flow rapide de Diggs et des batteries tribales, chaque élément prenant le temps de monter en puissance pour se terminer en un mur du son assourdissant. C’est ce type de moment qui apporte une tension constante grâce à ses sonorités menaçantes. Dans le même registre, « Pain Everyday » utilise des enregistrements EVP, appareils censés capturer les voix des fantômes nous entourant. Ces enregistrements, succédés par des cordes et une structure électronique à la Aphex Twin, poussent à son paroxysme l’esthétique du groupe, faite de vengeances d’outre-tombe et commentaires sociaux. De fait, « Pain Everyday » poursuit l’histoire débutée sur « Say the Name » en faisant triompher la vengeance du Candyman. Mais si l’on ne devait retenir qu’un morceau à l’esthétique parfaitement aboutie, c’est « Enlacing ». Emprutant une boucle de « Swimming Pools » de Kendrick Lamar, la track se teinte de vaporwave pour pitcher les voix et agir comme le contrepoint psychédélique des titres précédents. « Enlacing » offre également une conclusion à son histoire, le Candyman luttant contre l’acceptation de sa propre mort, en vain.

Des expérimentations constantes bien que parfois trop avant-gardistes

En sus de ces moments apportant une ambiance sombre, l’album est rempli de jumpscares dûs aux touches expérimentales que les deux DJ incorporent. Que cela soit par les soudaines explosions industrielles, l’arrivée abrupte de Diggs sur « Say the Name » ou un cri de mouton dans « Drove », l’album est construit pour surprendre, parfois à ses dépens. Certains passages tendent vers de l’expérimentation pour l’expérimentation. La fin de « Eaten Alive », si elle contribue à l’ambiance, ne consiste qu’en une minute de cliquètements divers sans que cela serve ni le propos, ni la facilité d’écoute. De tels moments se représentent tout au long de l’album, et c’est là que, comparé à l’album précédent, les instants expérimentaux se font plus pesants. Tandis que son prédécesseur a rassemblé quasiment tout ce qu’il contenait d’abscons dans son ultime pièce de 18 minutes « Piano Burning », Visions of Bodies Being Burned disperse ses phases expérimentales dans tout l’album, rendant le tout plus terrifiant, mais moins consistant.

L’album de ce Halloween 2020

Malgré ces quelques défauts, ce nouvel opus de Clipping installe le collectif de Los Angeles comme une instance de l’horreur, un groupe excitant et sauvage qui déconstruit le genre de l’horreur pour appliquer ses codes à un hip hop glacial et horrifique. Apportant une note sociale à son propos, Clipping s’érige en tant que digne successeur des créateurs du genre, faisant du paranormal non seulement leur principal thème lyrique, mais également la base sonore de l’album. Violent dans ses paroles, agressif dans son flow, complexe dans sa structure musicale, Visions of Bodies Being Burned est un des plus extrêmes albums de rap en 2020. Rien de mieux que de passer la nuit confinée du 31 Octobre avec cet album. Si 21 Savage et Metro Boomin ont produit l’album d’Halloween le plus hype, vous n’entendrez rien de plus terrifiant que sur ce nouvel album de Clipping.

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