Au printemps 2022, nous sommes conviés à La Place pour écouter, sur scène, une sélection triée sur le volet de la crème du rap français. Parmi les artistes présents ce soir-là, figure Eesah Yasuke. Elle donne une prestation remarquable, suscitant au sein de notre équipe l’envie de la rencontrer. Notamment pour discuter de son actualité de l’époque, les sorties que représentent Cadavre Exquis défendu sur scène et Prophétie.
Pour des raisons techniques, cette rencontre filmée n’a pas pu être mise en ligne. Nous avons continué à suivre son parcours avec attention, entre ses différents singles et le projet intermédiaire PS: J’écris l’album, à la manière d’Isha. Le premier single, sorti en Septembre, portait la mention suivante sur la cover : « Que des mélodies qui ne sont en réalité que des guérisons ». Et c’est bien de cela qu’il s’agit. Cet album, désormais disponible depuis le 15 Novembre 2024, a eu droit à une date parisienne, le 19 Décembre dernier.
B.O d’une vie
La rappeuse délivre un album, qu’il faut prendre le temps de décoder pour saisir les indices qu’elle y dissémine, tels des éléments d’une thérapie difficile à partager. Eesah continue de jouer avec les genres musicaux qu’elle affectionne.
Autant ses EP semblent donner une direction claire quant à la rappeuse qu’elle souhaite présenter, autant la BO de sa vie la dirige là où la musique prend le dessus sur les paroles. Un moment de compression sur la poitrine en plein turn up. Consciente de la pièce qu’elle délivre en tant qu’album, il semble évident qu’elle continuera à surprendre dans ses projets futurs, à moins de retourner encore les codes, comme elle sait si bien le faire.
Brutalité saine
Le projet a l’avantage d’être cohérent et de viser juste pour une exploitation scénique. Les messages, bien que parfois voilés par une approche minimaliste, deviennent poignants lorsqu’on s’y attarde. Même si Yasuke reste moins subversive que par le passé, elle parvient à bousculer tout autant. Ses choix sonores, loin d’être anecdotiques, accompagnent chaque piste pour créer une œuvre complète.
L’album est d’une douceur amère, comme en témoigne C’est pas du ciné. Tout est bien programmé, pour ne pas le voir, l’artiste s’assume et ne laisse rien au hasard. Elle s’inscrit dans un format hors des conventions, dans un rap actuel qui tend à se défaire de ses propres codes. Ici, il ne s’agit pas d’une expérimentation, mais d’un véritable manifeste stylistique, capable d’emmener son public vers d’autres horizons.
Haut et court
Avec ses 34 minutes, B.O. d’une vie peut paraître court pour un voyage aussi introspectif. Cependant, cette concision évite les temps morts et mise sur l’essentiel, à tel point que l’album mérite plusieurs écoutes pour en saisir toutes les nuances. Entre témoignages de souffrance et messages d’espoir, Yasuke pèse chaque mot.
Tout est dit à sa manière. Même si elle peut donner la mauvaise impression de s’écouter rapper et balancer des phases téléphonées (Constat amer, Manque d’amour), son langage est moins léger qu’il n’en a l’air. Il s’agit de rimer simplement d’autant plus avec le choix écrasant de certaines compositions musicales.
Elles ont été élaborées à plusieurs. Un travail en équipe assuré par Eesah Yasuke, Parsa Sabet (guitariste), Usmar (compositeur), Adam Monroe (ingénieur du son), Tarik Piano (pianiste) et Heaven Sam (compositeur). Rytmikbeats intervient uniquement sur un titre, Serenavenus. Tout comme la participation de Nk.F, pour mixer Turn up sur mes bobos.
La direction artistique est signée par French 79 sur les quatre titres qui ouvrent l’album et par Heaven Sam (Manque d’amour, Serenavenus). Le tout reste solide, loin d’être contemplatif et redondant. Un résultat musical qui fonctionne même sans la présence d’éléments vocaux.
Progression narrative
La B.O de la vie d’Eesah est courte, mais sa densité narrative compense largement. Plutôt que d’en dire trop, Yasuke mise sur l’essentiel, évitant de saturer l’auditoire. Elle ne nous a pas habitués à des longs formats, mais comme elle semble avoir conscience du statut donné à un album, comme en témoigne l’EP titré, PS: j’écris l’album (mai 2024), on pouvait s’attendre à un contenu plus long.
Sa bande originale est sombre, mais elle contient un sous-titre, qui dévoile au fil du temps écoulé, des éclats de lumière. Dans cette noirceur, on passe du désespoir à l’espoir. Loin d’être compliquée, elle se raconte même à travers la tracklist.
On entame les pistes, par des mots tels que le chaos, les épines, ses bobos, pour indiquer les maux qui peuvent nous traverser, jusqu’à nous pousser au pire (Hara Kiri). Loin d’être de la fiction (C’est pas du ciné), ce n’est que le résultat du manque d’amour. Une fois qu’il est décelé, on ne peut que mieux se porter (Ça va aller), ainsi remonter la pente. Chaque jour (Everyday) devient un moment de guérison.
Rigueur et profondeur
Elle est dans le témoignage difficile. Si elle continue de se dévoiler en filigrane, elle conserve sa pudeur et laisse planer un flou artistique sur les détails. Sans tout décrire, elle en dit déjà assez. Au point qu’on en vient à penser, qu’elle est désormais dans une phase où elle prend du recul sur ce qu’elle raconte (Turn up sur mes bobos).
Une sorte de haut-parleur pour des victimes au vécu parallèle. Eesah Yasuke nous offre un album idéal pour finir l’année, tel un bilan, loin de tout débordement émotionnel. Elle confirme son statut d’artiste engagée et exigeante.
LES DÉFILÉS, LES FACHOS SONT DE NOUVEAU À LA MODE
(C’EST PAS DU CINÉ)
Molotov Gospel
Sa musique prend désormais une dimension plus religieuse. Ça va aller est le morceau qui démarre une harmonie plus classique, dans toute cette pénombre. Le moins funèbre à ce moment de l’album. Il est chantonné et sonne littéralement comme un gospel africain, donc œuvre pour une séquence lumineuse.
Elle enfonce le clou, avec le morceau suivant, Everyday. Il est question de saint-esprit et de louange. Aurait-elle trouvé le salut avec la religion ? On peut trouver un début de réponse sur la pochette de B.O d’une vie. La présence de la croix chrétienne n’est pas anodine.
Le morceau reste cohérent par rapport aux autres. Il semble évoquer dans sa composition, Runaway de Kanye West de par sa touche de piano en second plan et dans la dernière partie. Bien qu’il ne laisse aucune place à un couplet rap.
Ying Yang
Eesah est aussi intéressante dans ses propositions sombres que lorsqu’il s’agit de positiver.
La présence de Youssoupha confirme l’aspect décontracté de la fin d’album. Le lyriciste bantou largue un couplet qui vient s’amuser des thèmes récurrents, qu’il partage avec Yasuke.
C’est énergique et la collaboration est toute trouvée pour conclure cet album dense sur une touche légère et agréable.