Vingt-huit ans depuis la sortie de l’autant contemporain qu’intemporel Illmatic, Nas semble être dans la période la plus productive de sa vie. Cela semble relever de l’utopie connaissant la carrière du rappeur, lui qui s’est souvent fait discret et dont le beef le plus légendaire a vu Jay-Z lui rétorquer qu’il n’a sorti “que quatre albums en dix ans”. Pourtant, King’s Disease III est le quatrième album labelisé Nas des années 2020, et son seizième album au total – petit joueur à côté de JuL.
Depuis deux ans, le natif de Brooklyn semble en effet revigoré après une décennie 2010 au mieux oubliable : avec le beatmaker Hit-Boy, ils ont sorti les deux premiers volets de la série King’s Disease, ainsi que la parenthèse revivaliste boom-bap Magic. Si le premier opus de la série était un retour en forme, le second une version plus motivée et fougueuse de son prédecesseur, et Magic le Nas des années 90, alors King’s Disease III est le projet le plus personnel de sa carrière.
Ainsi, “30” voit le rappeur réfléchir sur ses trente étés passés à rapper, sur sa longévité, et est même l’occasion de teaser cet album collaboratif avec DJ Premier qu’on attend plus trop mais qu’on espère toujours voir apparaître. Nas touche même au sentimentalisme sur « First Time », en retournant le morceau pour décrire la première fois qu’il a entendu des légendes comme Slick Rick, Biggie, 2Pac, ou encore N.W.A.
Pas seulement un album de Nas, mais un album collaboratif
La production de « First Time » est par ailleurs d’une chaleur digne de J Dilla, et témoigne que la série des King’s Disease n’est pas seulement l’affaire de Nas: Hit-Boy y joue un rôle tout aussi important que le rappeur. Nas semble être devenu la muse du producteur, lui qui a explosé il y a de ça dix ans – il a produit “Ni**as in Paris” pour Jay-Z et Kanye West, “Goldie” pour A$AP Rocky, et “Backseat Freestyle” pour Kendrick Lamar en un peu plus d’un an. Sur les récentes sorties du duo, Hit-Boy a établi un format qui permet au rappeur de revisiter ses classiques tout en lui permettant de rapper en toute détente. Cela est dû à sa production aérienne, qui crée une atmosphère riche en nostalgie mais qui accepte les incursions dans les sonorités les plus modernes. « Reminisce » bénéfice ainsi d’un changement de beat : passant d’un chaud boom-bap à de la drill plus froide, la production permet à Nas de montrer qu’il n’a rien perdu de sa palette étendue de flows.
De manière générale, Hit-Boy reflète l’humeur du contenu lyrique pour s’adapter au flow de Nas : “Beef” – qui traite non pas de l’animal mais bien de ces querelles propres aux rappeurs – arrive chargé d’une basse grinçante et de sinistres nappes électroniques. À l’inverse, “Hood 2 Hood” voit le rappeur se livrer à un exercice d’egotrip puissant astucieusement porté par une production g-funk euphorique.
La présence de Hit Boy donne à Nas la confiance nécessaire pour innover en termes de débit, son écriture s’en retrouvant simplifiée. Le rappeur s’enfonçait parfois dans des vers alambiqués dont les tenants phonétiques ne se révélaient qu’à ceux qui prenaient le temps de s’y plonger – une tendance qu’il a abandonnée sur ses récentes sorties. Qu’il s’agisse du deuxième couplet de « Ghetto Reporter », du débit détendu à deux temps de « 30 », du changement de vitesse de « I’m on Fire » ou de la combinaison de rythmes sur plusieurs chansons lorsque Hit Boy change de rythme à mi-parcours, Nas arrive à allier la technicité avec des rimes recherchées mais facilement compréhensibles.
Le dernier tonton du rap américain
Nas rappe donc comme un tonton, c’est vrai. Ce qui est aussi vrai, c’est qu’il peut parfois se laisser aller à des saillies qui ressemblent par trop à celles que nos oncles peuvent énoncer entre deux verres de rouge à Noël. Certaines vues conservatrices sur la cancel culture (”Heckers are more respected than the people delivering the message”, sur l’assez braillard “Till My Last Breath”) font tâche à côté de ses messages d’ouverture. De même, sa fâcheuse tendance à se porter en parangon de la dure vie de la rue est démasquée dès lors qu’il avoue n’avoir “plus pris le métro depuis des décennies” sur “Thun”.
Ces menues critiques pourraient constituer la sève d’une chronique anglophone, mais sont au final moins importantes dans une critique destinée à un public ne parlant pas forcément l’anglais. Il faut s’avouer que nous autres francophones ne comprenons pas tout dans le rap US: on peut prêter attention aux paroles avec Genius à côté de soi, mais la plupart des écoutes s’apprécient surtout pour la technique rapologique, et la mélodie ou la puissance d’un beat. Si l’on fait totale abstraction des paroles, il ne nous reste que ces deux éléments, et ceux-ci sont engageants tout au long de King’s Disease III – c’est là que l’on reconnaît les véritables bons albums, ceux qui n’ont pas besoin d’être compris pour être appréciés.
Une preuve supplémentaire qu’Illmatic restera imbattable dans sa discographie
Si l’on devait comparer King’s Disease III à ses deux prédécesseurs, ce troisième opus arrive à absorber l’atmosphère néoclassique du premier volet tout en laissant la place à l’expérimentation qui caractérisait le second. Mais là où King’s Disease III devient réellement important dans la discographie de Nas, c’est qu’il fait ce qu’Illmatic avait réussi en son temps: il amène l’auditeur dans l’univers du rappeur plutôt que d’essayer de s’insérer dans ce qu’il croit être le zeitgeist musical.
Le rappeur trouve également un juste milieu entre nostalgie automythologique et histoires contant la mortalité. La différence par rapport aux précédents albums traitant des mêmes sujets (c’est-à-dire: tous), c’est que Nas est en paix avec son héritage, sa vie, et le fait que la vieillesse est inévitable. Il partage ses histoires tout en se réjouissant d’avoir survécu pour les raconter – comme sur Illmatic donc, sauf que ce dernier gardera sa puissance accrue due au jeune âge du rappeur (20 ans à peine lors de la sortie).
Si la question de son meilleur album est donc réglée depuis 1994, reste que plusieurs autres disques peuvent prétendre à la seconde place. King’s Disease III en fait partie – et c’est au final tout ce qu’on peut demander à Nas en 2022.