Installons-nous confortablement, vêtons-nous de notre plus beau textile, servons-nous une flûte de champagne hautement qualifié, et nous voilà aptes à pénétrer de la meilleure des manières dans Pray For Paris, dernier album de Westside Gunn. Un monde où l’art et le luxe s’entremêlent de manière démonstrative, similairement à son point d’origine : Paris, en pleine Fashion Week. C’est à l’occasion de cette semaine si spéciale – qui est, outre l’aspect idéaliste débordant de l’événement, le premier voyage du rappeur – que son troisième album a été entrepris, initialement abordé tel un EP instinctif retranscrivant l’énergie de la ville. En revanche, le projet a rapidement évolué en des ambitions semblables au sort accordé au rappeur. Shopping dans les boutiques les plus grandiloquentes de la capitale, rencontre avec ses fans de la première heure devant le Louvre, présence au défilé Off White avec, en guise de fond sonore, sa voix si caractéristique : voici le lifestyle alléchant de Westside Gunn durant cette courte période où la presque entièreté de l’album a été conçue.
Pas de la manière la plus underground, pourtant un des termes qui le qualifie le mieux, WSG a rapidement dévoilé un avant-goût de ce qui nous était réservé en dévoilant la pochette de Pray For Paris. Une revisite de l’oeuvre du peintre italien Caravaggio sobrement intitulée “David avec la tête de Goliath”, à la sauce de Virgil Abloh, l’homme aux multiples facettes. Nous retrouvons cet intérêt pour l’art fastueux dans l’introduction “400 Million Plus Tax”, extrait de la vente aux enchères du tableau Salvator Mundi de Léonard De Vinci vendu à 453 millions $ (somme record pour la catégorie). Encore quelques secondes. Les premières notes de “No Vacancy” résonnent, “Bonjour!” est scandé par l’américain, et nous voilà définitivement plongé dans l’univers de Pray For Paris : un condensé de l’émerveillement éprouvé par Westside Gunn lors ce cette immersion dans une culture divergente. Ainsi, les boutiques éclatantes longeant les avenues parisiennes ont pris la place des rats sillonant les sombres ruelles de Buffalo, pour une ride au sein de la capitale aussi bien idéalisée qu’est narrée l’obscurité de sa ville natale.
A ne pas s’y méprendre : cet environnement n’a gentrifié ni la musique, ni l’esprit de West, et il est désireux de nous en convaincre d’emblée. Sur une boucle sautillante de Ronny J (à l’origine des mythiques « Hit’s From The Bang » et « I Wanna Get High »), WSG amorce la première piste rappée « No Vacancy » par ses talents de cuisinier crapuleux “I whipped it with the left, I whipped it with the right” et ses pulsions criminelles “I blow your brains out in broad daylight (boom, boom, boom, boom, boom, boom, boom, boom, boom, boom)”. La famille Griselda est appelée sur le champ pour le morceau « George Bondo », afin que les 3 rappeurs puissent, sur le produit de Daringer et en une phase chacun, rappeler l’hostilité de leur milieu et leur ascension récente : “I’m from a back block on the east side, peace and war” (Westside Gunn), “Roc Nation brunch/I was him before you ever heard me on a track with Em” (Conway The Machine) et la ligne qui s’ensuit de Benny The Blutcher “Look back three years ago when ain’t nobody know me”.
D’ailleurs, ce n’est pas par hasard ni par simple égotrip que Conway considère sa clique comme les “derniers des hards rappeurs” : éduqués par la violence d’une ville morbide envahie par la crasse de la pauvreté et de ce qu’il en suit, les protagonistes décrivent leur implication totale dans des activités douteuses, sur des productions poisseuses. Ainsi, dans « Allah Sent Me », les auditeurs sont directement envoyés dans une planque où règne une ambiance inquiétante – amplifiée par la production du même Daringer – où les crackheads se battent pour des doses sous les punchlines assassines de West, Conway et Benny. L’expression “crack musique” n’a jamais aussi bien portée son nom.
“Mafia, what else ?”. Lorsque Westside Gunn et sa tendre famille ont décrypté de tout en bout la consistance de leurs tâches et la noirceur de leur environnement, c’est à Boldy James – autre membre du Griselda Records – de détailler la lugubrité des alentours de Détroit sur « Clairbone Kick ». En l’espace d’un couplet, il image plus efficacement qu’un film mafieux le mal nécessaire pour survivre dans la ville la plus criminelle des Etats-Unis : “One count felony firearm, two counts of drug possession, three counts of felonious assault without a murder wheapon”. Nous soulignerons la synthèse parfaite de la vision de ces G’s de Keisha Plum, lorsqu’elle introduit et clotûre son couplet du morceau hommage au défunt new yorkais, « Party with Pop Smoke » :”My heart got a thousand shadows on it, his brain had a lead hollow in it”/”Gun and drug changes give me butterflies, Evil is Satan, but I see God all in his eyes”.
Voilà depuis 2005 et sa première mixtape Flyest N*** In Charge Vol.1 que Westside Gunn – dans une dualité des plus équilibrée, à l’image de sa série de mixtapes Hitler Wears Hermès – confronte l’air sordide flottant au dessus de Buffalo à son goût pour les vêtements des maisons prestigieuses. Aujourd’hui, le passage dans ce long et sombre tunnel prend définitivement fin, l’entreprise familiale fait face à des pluies élogieuses et les voilà, non sans mal, en direction de la route lumineuse du succès.
L’accès à cette route lumineuse, l’auto proclamé “dealer d’art” Camoflauge Monk y est pour beaucoup et le retranscrit à merveille sur les productions de “327” et “French Toast”, qui s’opposent à l’angoisse émanent des instrumentales de Daringer.
Dans “327”, qui suit l’ouragan “No Vacancy”, Westside Gunn marche lentement dans les rues encore humides de Paris, mains dans les poches, capuche sur la tête. En énumérant un nombre abondant de marques éclatantes, nous comprenons qu’il reste le regard fixé sur sa présence dans la capitale, proche du shine de la célébrité, loin de la grisaille de sa ville. Les deux invités se sont quant à eux prêtés au jeu inverse : un retour de Joey Bada$$ sur une ambiance boom-bap provoquant de la nostalgie chez beaucoup d’entre nous (1999 en 2012, B4.DA.$$ en 2015) ; le premier couplet rappé de Tyler, The Creator sans son alter-ego au carré blond si spécifique de Igor. Voici fut le coup d’oeil remémoratif d’une époque où les deux stars avaient tout à prouver, chacun d’une extrémité des Etats-Unis “I’m from an era of hard knocks and quiet storms”.
Nous retrouvons la même thématique sur “French Toast” – dont tout laisse croire qu’elle aurait pû être la production cachée qu’on savait de Tyler, tant ses sonorités rappellent celles de Wolf – où Westside Gunn clôt cette même balade sous un arc-en-ciel saillant, et tente de virer de son esprit les moindres images de sa vie cynique :”Hold hands by the Louvre, Eiffel Tower in the evening”/”Used to sell crack out the backdoor, but now I’m out here Paris crushin’ on you”. Wale rentre tout en cohérence dans le morceau – il faut dire que les rappeurs du Maybach Music savent scénariser une vie bourgeoise – avec des références habiles et arrogantes, qui peuvent que nous faire esquisser un sourire “My chain look like it’s Rue de Paris”/”Brought out Machine and Butcher, boy, we gon’ need the bread”.
Si les illusions plus que explicites au trafic de drogue et aux armes concernent la moitié du projet, Pray For Paris reste le signe d’un changement de statut pour Westside Gunn et ses acolytes de Griselda. Le genre d’album réalisé durant la Fashion Week. Là où, n’ayons pas peur des termes employés, sont réunis les plus géniaux des rappeurs (Freddie Gibbs, Roc Marciano) et beatmakers (DJ Premier, The Alchemist). Fidèle au Flygod, “de l’art fou, crasseux, semblable à Paris”. Un art où nous pouvons associer sans crainte d’une faute de goût le créateur Virgil Abloh (confection de la pochette, invitation à la Fashion Week et obtention du passeport à temps pour le rappeur) à l’humoriste Jay Versace (production du morceau « Versace »), entre “un bon verre de vin avec Clovis”. D’ailleurs, lorsqu’un journaliste évoquera la phase quelque peu polémique de Tyler, The Creator “Glitter on my neck match the glitter on my fingernails”, West répondra quelque chose du genre “fais pas chier mec, c’est juste de l’art”.
Sans forcer une comparaison avec Eugène Delacroix (cité dans « Party with Pop Smoke »), Westside Gunn pratique bel et bien de l’art. Il s’adapte aux instrumentales pour des flows lents et chantonnés comme sur « Allah Sent Me » ou « French Toast », n’hésite pas à mettre en avant le talent des siens (Boldy James dans « Clairbone Kick ») avec toujours, un sens travaillé de la rime. Plus qu’un simple « Euro Step », Pray For Paris se dessine davantage comme un dunk reverse en plein all star game. Westside Gunn claque sur le cou des rappeurs “comme Bruno Sammartino” en rappant une vie qui en vaut 3, armé d’une voix d’adolescent prépubère et des ad-libs les plus jouissifs du moment. A mi-chemin entre underground et éclat éblouissant, Pray For Paris se classe comme un des albums de l’année.