INTERVIEW

Sheldon : un spectre devenu visible

Sheldon, membre fondateur de la 75e Session, vient de sortir son 2e album, Spectre. Une oeuvre polyvalente et intimiste, qui réinvente l’univers artistique du rappeur. Pour l’occasion, Thésaurap s’est entretenu avec lui afin d’évoquer ce projet, entièrement financé par sa communauté.

I- Rap pur, sans intermédiaires

« J’ai senti que c’était le moment de faire un album où je parle de moi, de ma vie. »

Spectre a l’allure d’un premier album tant on redécouvre Sheldon. Spectre, c’est juste lui, sans intermédiaires, sans univers conceptuel. Il faut dire que dans son précédent projet, Lune Noire, Sheldon avait réalisé « plus qu’un album » : BD, jeu vidéo, site internet, album studio… Le fruit d’un travail de 3 ans, autour d’un conte fantastique imaginé par l’artiste. L’histoire d’un gamin, porteur d’une prophétie, dans un monde dévasté par une guerre faisant rage entre humains et robots. Chacune des 15 tracks de l’album détaille une péripétie du voyage de son héros. Une « histoire » racontée en rap. Un projet innovant qui a poussé l’idée de « l’album concept » à un niveau jamais atteint.

« C’était compliqué à mettre en place, mais au final je suis très content de cet album. Ça restera pendant longtemps un des projets qui me définit le mieux. »

 

 

Avec Spectre, c’est une toute autre approche que propose Sheldon. Dépouillé d’univers imaginaire ou d’esthétique liée aux jeux-vidéo, à l’image de ses ep RPG sorti en 2018 ou FPS en 2020, Spectre est beaucoup plus intime. Une démarche artistique complètement différente de ce qu’il a pu proposer jusque-là :

« Tout était un peu différent. Sur Spectre, je me suis affranchi de mes responsabilités de compositeur et de mixeur. J’avais beaucoup plus de temps alloué à l’écriture, à penser les morceaux  »

En effet, le projet est entièrement chapoté par Vidji (5 Majeur, Fixpen Sill) et par Epektase (Chillhop/Universal), comme co-compositeur. L’influence des deux producteurs offre une palette d’ambiances musicales, du Lofi, aux sonorités cubaines, en passant par la trap. Un album musicalement diversifié, qui trouve son homogénéité dans la plume de Sheldon. Une écriture fine avec laquelle il aborde des thématiques fortes comme le sexisme, la paternité, le devenir, la cruauté humaine.

« Dans ma vie, je me pose des questions. Et parfois, ces questions peuvent jaillir dans les morceaux que je fais. Je me dis pas « ah tiens il faut que je parle de ça, ou ça! Je fais pas spécialement de calculs, je veux pas faire du rap « éveillé » ou « conscient » »

Sheldon déroule ses pensées spectrales avec une vraie sincérité, sans fioriture. Il aborde des problématiques de notre société, sans mise en avant personnel, ni prise de position, avec justesse et équilibre. Notamment sur la question de la violence liée au genre, dans des morceaux dotés d’une forte émotion, comme Caverne ou Docu.

« C’est important d’avoir une voix là-dessus. Je n’ai pas de volonté militantisme derrière le disque, mais ça me paraît essentiel de se poser quelques questions »

 

Selon Sheldon, « C’est peut-être le morceau qui représente le mieux le projet… »

A travers la posture du « spectre », l’artiste met en lumière un paradoxe dans lequel il est plongé depuis plusieurs années, celui d’appartenir à un monde musical où « bizarrement, l’homophobie et la misogynie ne semblent pas dérangeants ». Pourtant, l’artiste est loin de se sentir en accord avec ces codes, alors qu’il évolue dans le rap depuis plus de 15 ans :

« On fait des puces de la taille d’un ongle avec des centaines de données, mais apparemment il y a encore des différences entre la femme et l’homme. J’ai été élevé dans un milieu très féminin, où cette question là ne se pose pas du tout. »

Sa collaboration récente avec la talentueuse rappeuse Zinée ne fera pas dire le contraire. Car c’est là, tout l’intérêt de la musique sheldonienne : un « cloud-rap », un « para-rap », loin de certains codes textuels d’une partie de la scène française, parfois excessivement outranciers. Une plume juste, touchante, frappante, mise en exergue par des productions en finesse.

« Je me sens bien avec la foi, je me sens bien avec la science » Justesse.

Cette authenticité musicale de Sheldon, elle se retrouve en interview. On échange avec un artiste posé, sincère, qui prend le temps pour trouver le mot juste. Une réelle simplicité, en symbiose avec sa musique. De la musique qui prend une toute nouvelle dimension avec cet album.

II- Un album polyvalent, mais cohérent

La richesse de Spectre, c’est sa capacité de variation. Un album aérien, où morceaux sérieux se mélangent à des ballades plus légères. Une vraie osmose se dégage néanmoins du disque : une ambiance de légèreté, d’une musique apaisée, marquée par une utilisation modérée de l’autotune. Les prods, bien que variées, s’accordent justement avec la voix grave de l’artiste. Spectre est marqué par cette « patte 75e Sess’ », tant dans les schémas de rime que dans l’ambiance musicale, qui rappelle parfois l’univers de Sopico, So Clock ou Népal, proches du collectif. Une relation très forte unissait d’ailleurs Sheldon à l’auteur d’Adios Bahamas, disparu en novembre 2019. En témoigne les nombreuses références disséminées dans le projet :

«  Depuis qu’il est parti, j’ai un drôle de truc dans le bide. » Fumée.

«  Quand je repense à mes 14 piges, je ne voyais pas plus loin que le bout de mon joint. Heureusement qu’il y a des gens qui m’ont appris à réfléchir dans le bon sens. Cœur sur So Cloc, sur Népal, sur tous ceux qui sont partis avant que j’ai eu le temps de leur dire que sans eux je serais plus bête. » Docu.

 

Un album tout droit sorti des bas-fonds du mythique studio Dojo, où il a été en partie enregistré (ndlr: le Dojo a fermé cette année). Un lieu, où ont gravité de nombreux artistes (Nekfeu, Georgio, Alpha Wann…), où des valeurs d’unité, de partage, de collectif sont légion. Sheldon en est l’un des fondateurs : « Si tu regardes ma discographie, tu trouveras pas de featuring avec quelqu’un que je ne connais pas. Je ne vais pas collaborer avec quelqu’un juste par intérêt ». Un album fait en famille, avec notamment M le Maudit, Shien ou Zinée. Mais également avec le Belge, Isha, que l’on retrouve sur le gros banger Top Boy :

« Je suis ultra fan de Isha, il est trop chaud. Ça fait plusieurs années qu’on se connait. Je l’ai invité sur le projet sans trop savoir s’il aurait envie. Au final, il était partant. »

Quand on lui demande quelle est sa track préférée, l’artiste hésite : « J’aurais du mal à choisir un son préféré car ils sont tous différents. Mais à la limite, je dirais Mon Amoureuse. Ça évoque un moment chouette de ma vie et le fait que je suis heureux en ce moment ! » Un morceau « ovni » du projet, une ballade romantique, sur laquelle on n’attendait pas forcément Sheldon.

Entre ballade amoureuse, rap égotrip et morceaux mélancoliques, Spectre jouit d’une réelle diversité musicale. Un éclectisme influencé par la polyvalence des goûts de son auteur :

« J’écoute de tout, je suis boulimique de musique. Ça peut etre du jazz, du cubain… Quand je fais du rap, c’est pas forcément le rap qui m’inspire. L’idée c’est d’avoir les œillères dégagées, afin de proposer des trucs moins enfermés dans les codes de ma propre musique. »

Malgré la diversité des productions, Sheldon réussit brillamment à adapter sa voix en fonction des instrumentales. Une savante gestion de l’auto-tune, qu’il n’avait pas aussi bien accomplie dans ses précédents projets. Spectre marque véritablement une nouvelle étape dans la carrière de l’artiste.

III- Et le Spectre apparaît… 

« J’ai pas d’attentes particulières en termes de ventes. C’est pas pour ça que je fais des skeud. Mais bien sur que j’ai envie que ça marche. C’est toujours plaisant quand t’as des bons retours, que ça touche plus de personnes. »

Sheldon jouit un peu de l’image de l’homme de l’ombre, dans la lignée d’un Skread, le producteur d’Orelsan. Il a mixé et masterisé de nombreux albums (Népal, Sopico, Di-Meh, Flynt…), mais qui a toujours su rester relativement discret. Producteur, mixeur, ingénieur du son, rappeur, Sheldon ne s’arrête jamais : « Je vais retourner à la production. J’ai encore plein de projets avec pas mal d’artistes. » Avec ce 2e album solo, le rappeur spectrale refait une apparition en force. Pour cela, il peut s’appuyer sur une communauté fidèle, qui a entièrement financé son projet sur la plateforme KissKiss Bank Bank. Les donateurs se sont vus remettre différents cadeaux en fonction du don. Sheldon a récolté 3x plus de moyens qu’il en avait demandé pour la création du projet.

« C’est un délire. C’est le genre de trucs qui donne énormément de force pour continuer. Les gens t’envoient full énergie, ça donne envie de se dépasser, de faire de la musique encore meilleure.. »

Proche de ses fans, Sheldon a même monté une discussion Discord pour échanger avec eux et composer ensemble un morceau. Maintenant, il est temps de défendre le projet sur scène :

« On n’a pas pu défendre comme on voulait Lune Noire sur scène, c’était trop compliqué à mettre en place, il fallait faire l’album entier, avoir plein de musiciens… Mais là, on a plein de dates prévues l’année prochaine. »

 

Spectre, c’est l’aboutissement d’un univers. Un univers, authentique, touchant, initié par des directions artistiques conceptuelles, où Sheldon a su déployer un riche imaginaire artistique à travers différents projets. Cette fois-ci, l’onirisme laisse peu à peu place à l’introspection, plongeant l’auditeur dans les pensées les plus profondes de l’homme. Un tout cohérent, sublimé par les productions apaisées d’Epktaze et Vidji. La posture du « spectre » permet à Sheldon de prendre de la distance face à de nombreuses problématiques sociétales, offrant un propos touchant et authentique. Celui qui a trouvé son nom d’album en référence « à l’état dans lequel il se sent dans le métro ou dans la fosse d’un concert » sort de l’ombre avec une direction artistique renouvelant avec brio son univers musical.  

« Si l’album est aussi personnel, c’est parce que  j’avais envie de faire autre chose. Si ça se trouve, le prochain parlera d’aliens et de vaisseaux spatiaux.. »