Jay Electronica – A Written Testimony

Critique

11 ans après son morceau phare Exhibit C, Jay Electronica dévoile son premier album : A Written Testimony.

Ils sont des dizaines à avoir marqué le rap le temps d’un banger, à avoir fait danser les foules le temps d’un hit au Billboard 100 puis plus rien. Pas assez de consistance. Ils sont beaucoup à être tombés dans l’oubli après seulement quelques années sans album, mais pas Jay Electronica. Il faut dire que le MC de la Nouvelle-Orléans a marqué durablement le rap, avec pour seules armes une courte mixtape de 15 minutes ainsi qu’un morceau : Exhibit C. Et si Jay Electronica parvient à rester depuis tant d’années dans l’inconscient collectif du hip-hop sans sortir le moindre projet, c’est parce qu’il cultive quelque chose de particulier.


« No drums, no hooks, just new shit »

Jay Electronica, en 2007


L’ambition, claire et succincte, fût annoncée dès 2007 : apporter un son nouveau et proposer une expérience novatrice. Une manière de rapper extrêmement technique, couplée à des récits métaphysiques et ésotériques.

Le paysage sonore de sa première mixtape ? La bande originale du film Eternal Sunshine of the Spotless Mind. Une amputation quasi-chirurgicale du squelette de la traditionnelle instrumentale rap (kick – snare – hi-hat – mélodie) comme pour mieux rediriger notre attention vers ce qui compte vraiment : les mots. Ses mots. Le décor musical s’efface peu à peu, laissant place à la science sémantique de Jay Electronica.

Celui qui s’autoproclamera « Le Dieu Noir » venait alors d’imprimer son style en lettrines argentées. Cela justifie tous les reports possibles et inimaginables auprès d’une fanbase conquise et de pairs sublimés.

« Nas hit me up on the phone, said « What you waitin’ on? »
Tip hit me up with a tweet, said, « What you waitin’ on? »
Diddy send a text every hour on the dot saying
« When you gon drop that verse? Nigga, you taking long »

Bars and runnin’

La parole prend une place prépondérante chez Jay Electronica. Tout d’abord dans sa manière de rapper, mais également par l’espace qu’il alloue à la parole parlée. Ses morceaux contiennent pléthore d’extraits de films, d’allocutions télévisées ou de discours. C’est pourquoi il n’est pas surprenant de voir l’album A Written Testimony commencer par une allocution de Louis Farrakhan, dirigeant de la Nation of Islam et représentant du défunt Elijah Muhammad.

Détail important pour la suite, Jay-Z vient prêter main forte à Jay E sur le projet. Il n’est pas crédité mais intervient sur la totalité des morceaux de l’album, à l’exception de l’introduction et de Fruits Of The Spirit.

La philosophie de Jay Electronica est influencée par la Nation of Islam et les discours de Farrakhan sont fréquemment utilisés par Jay Electronica comme source d’inspiration. Ici, l’homme n’est pas à séparer de l’artiste, les deux évoluant en totale symbiose. Sur un piano mélancolique et pleureur, l’éloquence de Farrakhan est sublimée et le ton est donné : il s’agira d’un album centré sur le passé et le futur de la question Afro-Américaine.


« My ancestors took old food, made soul food »


La question Noire est centrale sur A Written Testimony et est évoquée sur plusieurs axes. Le morceau Ghost of Soulja Slim en est l’un des catalyseurs.

C’est peut-être sur ce morceau que les différences entre les deux Jay se font les plus criantes. Alors que le couplet de Jay-Z est nerveux et rageur, celui de Jay Electronica est beaucoup plus apaisé et serein. Leur fusion est fascinante. Jay-Z est l’entrepreneur milliardaire à la recherche éternelle de sa prochaine manne financière, tandis que Jay Electronica est le nomade reclus qui perfectionne la richesse de soi. Les deux MCs sont diamétralement opposés, mais leur connaissance commune de soi, leur capacité lyrique et leur talent pour la narration forment un incroyable commensalisme tout au long de leur témoignage partagé.

Jay-Z rend un vibrant hommage à Soulja Slim (rappeur assassiné en 2003), et se fait le porte-voix d’une époque violente. Il se fait l’écho de scènes sanguinolentes, de conquêtes guerrières et de conflits. Jay Electronica quant à lui, délivre un couplet beaucoup plus lumineux et méditatif. Comme s’il souhaitait présenter un futur radieux, en réponse au passé obscur sur lequel il n’a pas prise.

Cette question Noire est aussi abordée de manière plus ironique par Jay-Z sur Shiny Suit Theory, où il dresse le parallèle entre ce qu’il était censé devenir aux yeux de l’Amérique Blanche, et ce qu’il est aujourd’hui. Ironique, Jay-Z l’est assurément. Taquin même, lorsqu’il déclare qu’il faudra appeler son fils Sir (qui est son vrai prénom, mais aussi le pendant anglophone du très courtois Monsieur). Hova est à l’aise aux côtés de Jay E, peut-être même un peu trop, puisqu’il va au passage éclipser le principal concerné.

La suprématie de Jay-Z

C’est le risque lorsque l’on fait un projet commun avec l’un des meilleurs rappeurs de tous les temps : aussi bon que l’on puisse être, on ne tient pas la comparaison. Conscient d’avoir affaire à la fine fleur du lyricisme américain, Jay-Z a affûté ses rimes et dévoile un véritable feu d’artifice sur cet album.

Chacune de ses interventions est incisive, criante de réalisme et tranche violemment avec un Jay Electronica parfois un peu trop abstrait. Tandis que Jay E s’étire en longueur, se perd et tourne parfois en rond sur ses sujets de prédilection, le réalisme et l’énergie de Hov redynamisent instantanément. Avec un rap beaucoup plus concret et avec plus de fond, Jay-Z délivre une copie quasi-parfaite.

Le point d’orgue est atteint sur Shiny Suit Theory où Jay-Z rappe un couplet immense, peut-être l’un des meilleurs de sa carrière. Construisant un dialogue à 2 voix, Jay-Z file une métaphore tout le long de son couplet. Alors simple dealer, au plus bas de l’échelle sociale, il se confie à son psychologue et lui fait part de ses envies de grandeur, d’excellence et de richesse. Moqueur, le psychologue lui diagnostique un trouble dissociatif du comportement, déclarant que Hov a perdu toute notion des réalités. Il était pour ce psy impossible qu’un noir puisse ne serait-ce que s’imaginer être riche. Il lui recommande par la même occasion de baisser drastiquement sa consommation de drogues.


« You totally disconnected with reality, don’t believe in dreams
Since when did black men become kings? »


Jay-Z dévoile son art et sa palette technique époustouflante. À peine 60% du couplet est compréhensible à la première écoute. Il faut une analyse poussée, approfondie et complète pour que se dévoilent les multiples jeux de mots, double/triple sens et schémas de rimes, laissant entrevoir une complexité effarante.

La peur, principale barrière du projet

Derrière chaque décision, chaque processus artistique, chaque idée de l’album se cache la peur. Principale barrière du projet, la peur est une composante intégrale du disque. Assez curieusement, Jay Electronica est étranger à son propre album. Oppressé entre un Jay-Z des grands jours et des productions grandioses, la présence du MC n’est plus indispensable. Cette fois-ci ce n’est plus le décor sonore qui passe en arrière-plan, mais bien Jay E qui se fond dans le paysage.

Comme pour moins se faire remarquer ? L’idée de collaborer avec Jay-Z sur l’entièreté de l’album peut étonner et est difficilement conciliable avec un premier album. Se sachant attendu, Jay Electronica prend tout de même la décision de limiter son album à 39 minutes et 10 tracks (dont une intro). Éclipsé par Jay-Z et des productions bien trop qualitatives, le MC a un temps de parole réduit et n’est plus assez percutant pour se faire entendre.

Il est d’ailleurs intéressant de noter que l’album se termine sur les paroles de Jay-Z, symbolisant la mainmise du MC New-Yorkais sur le projet. Par ailleurs, le seul morceau solo de Jay Electronica, Fruits Of The Spirit, ne dure qu’1 minute 35.

Cette peur, Jay E l’exprime à plusieurs reprises. Tout d’abord lorsqu’il se cache derrière une fausse nonchalance : « Extra, extra, it’s Mr. Headlines/Who signed every contract and missed the deadlines ». Il s’agit en réalité du phénomène dit de stage fright, dont l’une des principales caractéristiques est d’être pétri de peur à l’approche de l’événement. Chaque prétexte devient alors valable pour repousser l’échéance. Une anxiété accrue du fait qu’il soit devenu l’arlésienne du rap. Après avoir été repoussé successivement la sortie de son album en 2009, 2010, 2012, 2015 puis 2018, Jay Electronica s’est enfermé dans un cercle vicieux.

Repousser la date de sortie d’un album signifie implicitement qu’il a de bonnes raisons d’être repoussé. Comprendre, des raisons artistiques et esthétiques. Plus l’album est repoussé, plus l’album est censé dépasser le pallier de qualité précédent.

« 40 days, 40 nights, tryna live up to the hype » confesse-t-il sur The Blinding. Être à la hauteur, voici l’obsession qu’a mûrie Jay Electronica durant toutes ces années. Tancé de toutes parts, Jay ne s’est sans doute jamais accoutumé de toute cette attention et le résultat de ce pressing incessant est l’album que nous avons aujourd’hui.

« Hov hit me up like, « What, you scared of heights? » » raconte Jay Electronica, en prenant soin de ne pas répondre à la question. Il est évident que oui. Il s’agit d’un homme qui souhaite honnêtement la réussite et le succès mais qui demeure effrayé par le parcours qui longe ces trophées.

Hautement introspectif


« When I look inside the mirror all I see is flaws »


A Written Testimony est un album éminemment introspectif, peut-être même un peu trop cérébral par moments. Jay Electronica se questionne beaucoup, s’interroge, se parle à lui-même. Il nous dévoile librement ses peurs et ses ambitions, essayant de conjuguer les deux afin de faire prospérer son clan. Le dernier morceau de l’album, A.P.I.D.T.A. est le morceau le plus touchant. Véritable cri du cœur, ce morceau est un hommage funèbre. Reflet de notre époque numérique, il y conte la double peine qu’éprouvent les proches de défunts : l’absence (physique) et la présence (numérique).

« I got numbers on my phone that’ll never ring again
I got texts in my phone that’ll never ping again
I screenshot ’em so I got ’em, I don’t want this thing to end »

Alors que les guitares lugubres et mélancoliques du groupe psychédélique Khruangbin s’immiscent en arrière-plan, l’ambiance sombre du morceau pèse lourdement sur chaque rappeur alors qu’il traite de la réalité de la mort. « The day my mama died, I scrolled her texts all day long » explique Jay Electronica, au sujet de sa mère décédée en 2019. Après 30 minutes de contemplation, de rage et d’assurance, l’ambiance se fait beaucoup plus intimiste et délicate.

Un univers musical haut-de-gamme

Majoritairement produit par Jay Electronica, le casting 5 étoiles constitué autour de son oeuvre est conséquent : Swizz Beatz, Hit-Boy, AraabMUZIK, The Alchemist et No I.D : des experts du sampling qui confèrent au projet une couleur si particulière et hors du temps.

Flux Capacitor et Fruits of The Spirit sont les exemples emblématiques du travail de découpage chirurgical des samples et du génie des producteurs. Incroyablement sophistiqué musicalement, l’album est dans la trempe de l’univers Jay Electronica.

Plutôt que s’époumoner à travailler des évolutions de prod ou à accumuler des éléments sonores, le choix fait est celui de la sobriété. Les productions sont feutrées et haut-de-gamme. L’accent est mis sur la qualité de la mélodie, il s’agit de trouver le new/good sound et de mettre de côté l’enchevêtrement de sonorités. La seule exception à cette règle est le tonitruant The Blinding, qui revêt tous les indispensables du genre actuel (beatswitch, hi-hats, autotune) mais les utilise convenablement.

A Written Testimony est un album touchant, délicat, au même titre que son géniteur. C’est un album pétri de qualités mais ce n’est pas un premier album solo. C’est un album d’esquive, un trompe-l’œil, une manière de se fondre dans le décor.

À l’image du verre, on ne remarque presque pas la présence de Jay Electronica, pourtant il est bel et bien là. La preuve, c’est qu’il suffit de changer d’angle de vue pour le voir refléter la lumière. Et c’est sans doute la façon la plus éloquente de manifester son existence.

Tibbar
Tibbar
Do you fools listen to music or do you just skim through it ?
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