Tyler, The Creator a lancé sa carrière solo sur la même impulsion que celle de son collectif Odd Future: des beats anxiogènes accompagnés de paroles choquantes inspirées de l’horrorcore. Après Cherry Bomb, sorti en 2015 et fortement critiqué, il décide de modifier sa démarche en abandonnant ce qu’il y avait de plus déplacé dans sa musique pour se concentrer sur une approche plus personnelle. Flower Boy (2017) est vulnérable et plein de tendresse dans sa musicalité. Il représente un véritable tournant dans la carrière de Tyler, tant d’un point de vue musical qu’en termes de succès (plus d’un million de ventes aux USA).
Il continue cette vision sur IGOR, tout aussi introspectif, mais encore plus concentré sur la pop que sur le rap. Numéro 1 au Billboard ainsi que vainqueur d’un Grammy (de rap, alors que Tyler lui-même considérait avoir délivré un album de pop). IGOR représentait sa métamorphose finale, de troll du rap indé à pop star mainstream.
Désormais, il assume son rôle de patron avec sa nouvelle personnalité, Tyler Baudelaire, le millionnaire jet-setter. Ce n’est pas par hasard qu’il fait ici référence au poète du XIXème siècle: celui-ci s’est vu censuré une partie des Fleurs du Mal pour ses textes trop explicites. Tout comme Tyler et ses paroles de début de carrière, qui furent fustigées pour, entre autres, homophobie et misogynie. Adopter ce surnom revient à se comparer – en toute modestie – à un artiste qui, comme lui, est passé de paria à artiste majeur.
Du neuf avec du vieux
Bien que Tyler Baudelaire raconte de nouvelles histoires à base d’opulence, de Rolls Royces et de vêtements haute couture… Call Me If You Get Lost agit comme un retour vers le passé, et vers son premier amour: le rap.
L’album est même à considérer comme une lettre d’amour à cet art, sa signature sonore venant tout droit de l’école Madlib et J Dilla, ainsi que ses hommages appuyés à la série de mixtapes Gangsta Grillz de DJ Drama. Ce dernier qui justement, à la manière d’un DJ Khaled (mais de façon moins balourde), ajoute ses ad-libs à la plupart des tracks. Les clins d’oeil au genre ayant bercé le natif de L.A. affleuvent. LUMBERJACK reprend le beat horrorcore d’un titre de Gravediggaz (« 2 Cups Of Blood »), RUNITUP rappelle Three 6 Mafia avec ses gang vocals, Lil Wayne fait un caméo sur HOT WIND BLOWS, et même la pochette renvoie à celle de Return to the 36 Chambers d’Ol’ Dirty Bastard.
L’hommage au rap old school est tellement appuyé que Tyler a décidé de se passer de certains éléments constituant le rap moderne. Déjà, pas la moindre présence de beat trap, et c’est suffisamment important que pour être souligné, le genre d’Atlanta composant l’ossature d’énormément d’albums post-2015. Tyler n’utilise pas d’autotune sur sa voix, preuve de son choix de revenir à une approche plus classiciste.
Ici, on est servi par des interludes parlées, des refrains R&B tout droit sortis des années 90, des samples de soul, et des progressions d’accords venant du jazz. On retrouve également des traces de R&B plus moderne à la Thundercat (bassiste ayant travaillé sur To Pimp a Butterfly de Kendrick Lamar) dans I THOUGHT YOU WANTED TO DANCE. Cette versatilité demeure d’autant plus impressionnante que Tyler continue d’assurer la plupart du travail de production. Ayant acquis au fil des années une importante expérience, il parvient à mélanger ses influences rapologiques avec son propre passé musical, JUGGERNAUT faisant remonter des souvenirs d’Odd Future, et WUSYANAME semblant tout droit sorti du canon Flower Boy.
Casting riche
Cette diversité musicale se retrouve complémentée d’une variété vocale, Tyler ayant fait appel à pléthore d’invités – d’anciens membres d’Odd Future (Domo Genesis et Frank Ocean), des associés déjà établis tels que Lil Wayne et Pharrell Williams, des stars comme Lil Uzi Vert, ainsi que des nouveaux arrivants comme Teez ou 42Dugg. Ces nombreuses apparitions permettent à Tyler de rappeler à tout le monde à quel point il sait bien rapper. Il y dédie toute son énergie à tel point qu’il ne chante presque jamais ici, laissant ce travail aux invités.
Tyler s’occupe de la technique: changement de flow en plein morceau, multisyllabiques à foison, et même un morceau-fleuve de huit minutes où seul le rap prime: WILSHIRE. Il s’y détourne des bravades et autres histoires d’excès bourgeois dont l’album est principalement composé. L’artiste abandonne temporairement le costume de Tyler Baudelaire pour redevenir Tyler Okonma. Il y raconte une histoire d’amour qu’il aurait eu avec la copine d’un de ses amis. Le rappeur détaille ses remords tout en se rendant compte que les dévoiler revient à aller à l’encontre de son envie de garder une partie de sa vie privée.
Un autre titre sortant du cadre lyrical de l’album est MANIFESTO, où Tyler tente d’exprimer ses réflexions sur son rôle public d’homme noir. En substance, il critique la pression qu’il a subie pour s’exprimer sur la brutalité policière et l’injustice dans le monde en général. Aller en manifestation, faire des dons, et retweeter des messages positifs n’était pas suffisant aux yeux du public, qui retenait surtout de lui ses maladresses de début de carrière. Il conclut le morceau en affirmant qu’il continue d’évoluer en tant que personne – comme tout un chacun – et espère donc qu’on ne lui reproche pas d’avoir commis des erreurs ou de ne pas être aussi présent que ce que ses fans attendaient.
Ces deux titres divergent du reste des tracks de par leur puissance, leurs réflexions profondément personnelles, et la capacité de Tyler à exposer ses contradictions. Surtout, elles racontent quelque chose sur l’individu qu’il est. Et c’est bien là où le bât blesse.
Le problème du format
Le choix du format empêche Call Me If You Get Lost de réellement briller en tant qu’entité propre au sein d’une discographie déjà constituée d’œuvres uniques. Là où Flower Boy et IGOR excellaient à tisser des fils disparates en une tapisserie cohérente, ce nouvel opus démontre un caractère non-linéaire et fouilli, en une succession de (très) bons morceaux n’ayant que peu de liens entre eux. Si l’on pourrait rétorquer que c’est précisément le but derrière cette sortie, cela n’empêche pas que l’album aurait pu invoquer cet esprit de mixtape de meilleure façon. Par exemple, un morceau comme WILSHIRE, à la fois magnifique épreuve de technique et de storytelling, aurait constitué une conclusion « parfaite » à l’album, en tout cas meilleure que l’anti-climatique SAFARI.
N’aurait-il pas mieux fait d’appeler cet album une mixtape ? Non pas que cela change quoi que ce soit du point de vue de la qualité intrinsèque du produit fini, mais Tyler nous oblige à comparer son nouvel opus à deux oeuvres majeures de la deuxième partie des années 2010. Force est de constater qu’il ne peut rivaliser en termes de cohérence, de construction, et d’innovation musicale. C’est évidemment un plaisir de l’entendre mixer ses différentes époques ainsi que ses diverses influences. Est-ce son album de synthèse ? Oui. Serait-ce l’album par lequel commencer sa discographie si l’on est un novice ? Encore oui. Mais est-ce son magnum opus, celui où sa vision artistique se retrouve exploitée au maximum ? Non.
Call Me If You Get Lost est un album inspiré de mixtapes, bien produit et réalisé, plaisant à écouter, mais qui ne porte ni le poids, ni l’impact de ses prédecesseurs.