Denzel Curry – Melt My Eyez, See Your Future

Critique

Après un premier album Nostalgic 64 salué par la critique en 2014, c’est lorsque l’ultra-banger « Ultimate » embrasse l’été 2016 que Denzel Curry commence à titiller l’échelon supérieur. Il s’est ensuite concentré à raffiner son art (Imperial), à maîtriser le conceptuel (TA1300), et à délivrer un hommage émouvant à sa famille et à ses racines rap en Floride (ZUU). Et tout cela occulte une abondance de collaborations, y compris l’excellent EP UNLOCKED avec Kenny Beats. Son travail a toujours constitué une passerelle entre l’ancien et le neuf, entre les découpages précis hérités de ses influences et l’énergie exubérante de ses contemporains. Il en résulta des albums hautement conceptuels qui fonctionnaient également sur un pur plan hymnesque. Maintenant, Denzel Curry est prêt à ralentir la cadence.

Une évolution se tournant vers le passé

Se débarrassant dans l’ensemble des basslines vrombissantes et des 808s dynamiques au profit d’un hip-hop plus doux, plus jazzy, et plus lo-fi, Melt My Eyez, See Your Future est en effet l’album le plus suave de Curry. Non pas que l’on se retrouve face à une oeuvre terne, mais plutôt que les autres influences du Floridien se font ressentir plus fortement qu’auparavant. On y entend du jazz, du R&B, du funk, de la soul, et même un peu de cette énergie punk que Curry a toujours eue.

Cette palette musicale étendue assiste Curry à concilier hommage et volonté d’aller de l’avant. Le single « Walkin' » est la track où cette passation entre deux époques se fait la plus claire: démarrant par une instru boom bap et un flow lent, puis se transformant à mi-parcours en banger trap et un flow plus agressif. On retrouve ainsi toujours des inclinaisons trap modernes avec “Ain’t No Way” ou “The Last”, mais celles-ci sont désormais minoritaires au milieu d’autres influences – “Ain’t No Way” se métamorphosant en boom bap empli de neo-soul à la Lauryn Hill. D’autres influences moins typées rap font leur apparition: de la drum’n’bass pour rythmer le second single “Zatoichi”, ou de la soul psychédélique sur “The Smell of Death”.

Mais au lieu de sprinter comme à l’accoutumée, Curry adapte ses flows à travers ces instrumentales douces.  Il y a toujours de son flow hyperactif, mais on ne retrouve ici pas de track à la « Black Metal Terrorist » ni de passage crié. Le rappeur démontre que sa technique s’est peaufinée, sachant quand envoyer ses diatribes acérées (“Ain’t No Way”) et quand se laisser aller à des vagabondages insouciants (“Mental”).

Un casting All-Star et un cours magistral d’introspection

Cette palette technique est complémentée par des invités de marque – un maestro tournant pour chaque piste comme good kid, M.A.A.D. City. On retrouve le pianiste et producteur Robert Glasper sur le titre d’ouverture “Melt Session #1”, JPEGMAFIA sur le brumeux “John Wayne”, ou le bassiste et producteur Thundercat sur le g-funk de « Smell of Death ». Il est également accompagné vocalement, notamment T-Pain qui représente un complément parfait de Curry grâce à sa voix doucereuse sur « Troubles ». Rico Nasty – qui a également sorti une très bonne mixtape en compagnie de Kenny Beats en 2019 – fait elle parler la poudre dans un exercice de violence rapologique (“Ain’t No Way”).

JPEGMAFIA et Buzzy Lee font tous deux une apparition vocale dans « John Wayne », où Curry explore le racisme systémique aux États-Unis, citant les troubles raciaux provoqués par les attaques xénophobes et les brutalités policières de ces dernières années. Si le rappeur n’avait pas hésité par le passé à dévoiler ses pensées profondes, Melt My Eyez est son album le plus introspectif et transparent à ce jour.

“John Wayne” revêt un caractère éminemment personnel pour Curry: son frère Treon est décédé à la suite de complications après avoir reçu un coup de taser de la police en 2014. En outre, Curry était un camarade de classe de Trayvon Martin, l’Afro-Américain de 17 ans qui a été abattu par George Zimmerman en 2012, ce qui a provoqué des manifestations et des marches dans tout le pays. “John Wayne” n’est pas la première incursion de Curry dans ces eaux politisées: au plus fort des manifestations de Black Lives Matter en juin 2020, Curry et le producteur Terrace Martin ont sorti le brûlôt “Pig Feet”. On retrouve de tels sujets ailleurs sur l’album, notamment sur “The Last”, qui critique à la fois le colorisme de l’industrie musicale ainsi que l’hypocrisie régnant sur les réseaux sociaux. 

L’ouverture “Melt Session #1” est l’occasion pour Curry de révéler son combat contre l’objectivation des femmes – dont il participe selon ses dires – ainsi que contre toute forme de manipulation. Il explique en outre que ses penchants sexuels sont probablement le résultat d’abus sexuels subis à un très jeune âge. Mais il ne se laisse pas aller à un apitoiement larmoyant, préférant prendre la responsabilité de ses actions présentes plutôt que de justifier de mauvais actes par son parcours passés.

La confirmation d’un artiste en constante évolution

Tout n’est parfait, cependant – sinon l’on ferait face à un classique instantané. Certains titres auraient mérité plus de développement: “X-Wing” dont le refrain n’arrive pas à envelopper autant que le promet son couplet, ou « Smell of Death » qui aurait clairement mérité plus qu’une minute trente. 

Et si certains pourraient regretter l’absence d’un banger à la “Ultimate” ou “Ricky”, il est gratifiant de voir la croissance personnelle de Curry refléter sa maturation artistique. L’album se termine par « The Ills », où il énonce comment son introspection le pousse à prendre des mesures artistiques audacieuses. C’est une thèse finale puissante, qui illustre exactement la raison pour laquelle Denzel Curry a senti qu’il était temps pour lui de prendre une nouvelle direction. Il reste fidèle à lui-même, mais ose toujours s’aventurer dans des espaces différents – prouvant encore une fois qu’il est bien le rappeur sudiste le plus intéressant artistiquement. Il se teste constamment, ouvre ses possibilités, et réussit à élever son plafond, et ce à chaque album.

Que Melt My Eyez, See Your Future soit son classique définitif, rien n’est moins sûr. Par contre, Denzel Curry continue de nous garder haleté, excité par chacune de ses sorties, parce qu’on sait qu’elles apporteront quelque chose que le rap actuel ne propose pas.

Après un premier album Nostalgic 64 salué par la critique en 2014, c'est lorsque l'ultra-banger "Ultimate" embrasse l'été 2016 que Denzel Curry commence à titiller l'échelon supérieur. Il s'est ensuite concentré à raffiner son art (Imperial), à maîtriser le conceptuel (TA1300), et à délivrer...Denzel Curry - Melt My Eyez, See Your Future