Hommage à Népal, rappeur discret mais marquant

À l’occasion du premier anniversaire de son décès survenu le 9 Novembre 2019, Thésaurap propose une réflexion autour de Népal en tant qu’artiste, à travers le prisme d’une discographie complète. Présentation, explications et pistes d’analyses autour de son œuvre.

Rappeur masqué et polyvalent à la discographie fournie

Népal entame sa carrière aux yeux du public en 2011, dans le premier épisode de la série de freestyles anonymes John Doe, publiés par la 75e Session. Il est d’ailleurs co-fondateur, en 2009, de ce collectif d’artistes sur lequel nous aurons l’occasion de revenir.

On voit déjà dans cette première apparition un rappeur technique à la voix reconnaissable. Il continue avec trois medleys en 2012 et 2013, qu’il publie sous le pseudonyme de Grandmaster Splinter, avant de l’abandonner. Chaque medley est un concentré de kickage sur Face B. Ils contiennent quelques couplets mémorables, comme le deuxième du medley 2 :

Apprenti tah Gandhi / Attentif car quand il a grandi / A senti sa grande ville devenir Silent Hill

Il avait aussi fait des apparitions sous le nom de KLM, qu’il a utilisé ensuite pour ses productions en tant que beatmaker, dont Humanoïde et Oui et non de Nekfeu.

Le premier projet solo de Népal est un EP, intitulé 16par16 et publié en octobre 2014, suivi de son Remix deux mois plus tard. Sur le premier, ses textes sont posés sur des Face B américaines ; les mêmes textes ont droit à des productions originales de beatmakers français sur la seconde version, comme Vidji ou Népal lui-même. Cette première phase de sa discographie est caractérisée par un rap très technique, ponctué de références obscures et d’un phrasé précis.

Par la suite, il dévoile trois excellents EP en 2016, 2017 et 2018 : le classique 444 Nuits, le nocturne 445e Nuit et le japonisant KKSHISENSE8. Népal parfait son art, tant de la rime que de la production ; ses textes se font plus touchants et accessibles, tout en gardant une patte très caractéristique. 444 Nuits, porte d’entrée idéale dans son univers, est séparé en deux opus. Une version « bleue » qui est plus introspective, où on retrouve Rien d’Spécial, son titre le plus connu ; une version « rouge », plus sombre et rappée. 445e Nuit brille par sa cohérence autour du thème de l’étrange et de l’insomnie. Enfin, KKSHISENSE8 permet une ouverture musicale vers des sons évoquant le Japon, tout en restant dans la lignée de son parcours artistique, grâce à ses textes ciselés notamment.

© Lucas Matichard

Une année 2020 fournie

Le 10 janvier 2020 sort, sous l’impulsion de ses proches, l’album Adios Bahamas (qui avait été finalisé avant son décès). La cover, blanche, donne une bonne idée de la couleur du disque ; on y sent Népal apaisé, calme, et même joyeux sur certains titres. L’écriture y est cette fois assez épurée, les productions encore plus variées et travaillées qu’auparavant. La place des instruments acoustiques est notamment plus importante, et l’instrumentale de Daruma représente bien une sorte d’achèvement de l’univers musical de Népal, entre synthés planants aux mélodies riches et drums ronds très présents dans le mix.

L’album, s’il a pu décevoir quelques fans par le manque de morceaux kickés, a largement mis d’accord sur sa richesse musicale et sa diversité. Des morceaux comme Trajectoire ou Daruma ont été unanimement salués par la critique rap, et Adios Bahamas s’est plutôt bien vendu au regard du caractère discret de son auteur. Il est aujourd’hui à plus de 30 000 ventes, qui ont d’ailleurs connu un regain important lors de la sortie en physique en septembre 2020.

Au long de la semaine du 28 septembre 2020 sont sortis les 5 derniers singles que Népal avait prévus. Il est notable qu’ils représentent assez bien les différentes facettes que pouvait prendre la musique de Népal. Dans le fond et Coach K font écho au début de sa carrière, avec des instrumentales inquiétantes et minimalistes sublimées par des couplets très techniques. Cheddar et Benji (ce second avait d’ailleurs été envisagé à un moment pour être sur la tracklist de Adios Bahamas) sont plus dans la veine du dernier projet avec des productions plus organiques et des moments chantés. Sorti en quatrième, Même vie est un bon exemple des OVNI musicaux dont Népal était capable, avec un texte assez réflexif et une composition musicale très riche, teintée de mélancolie.

© Roxanne Peyronnenc

Une attention particulière aux visuels

À côté de ses projets, il a fait plusieurs apparitions en featuring (dont le remarqué Esquimaux de Nekfeu ou l’incroyable passe-passe avec Doums sur Lucy de Lomepal), et avait sorti en 2013 La Folie des Glandeurs en compagnie de Doums, avec qui il forme le duo 2Fingz. Il faut donc bien se rendre compte que sa discographie est relativement conséquente et s’étend sur toute la décennie 2010.

Rappelons par ailleurs que Népal a un univers graphique très particulier, caractérisé autant par Paris et le Japon que par de longues déambulations nocturnes, dont le clip de Rien d’Spécial est une magnifique mise en images. Cet univers est aussi marqué par le fait de dissimuler son visage. Apparaissant toujours masqué, cagoulé ou maquillé en concert et dans ses clips, Népal a cultivé la sobriété et l’anonymat. Ce choix est une façon de placer l’art avant tout et de conserver sa vie privée, mais crée aussi un style paradoxalement très reconnaissable. La pochette d’Adios Bahamas et les sublimes photos qui l’entourent, dont celles de Lucas Matichard, en sont un bon exemple. Népal reste masqué, mais ses yeux et ses postures envahissent l’espace ; pour autant, une grande simplicité et un grand calme se dégagent de l’ensemble.

© Roxanne Peyronnenc

Un univers musical abouti et original

Au-delà de ces considérations sur son image et son parcours, il convient de relever quelques caractéristiques de la musique de Népal, pour la définir autant que pour donner envie de la découvrir. D’abord en tant que rappeur : ses références, son amour pour ce style et son travail technique s’entendent dans tous les titres, à travers une écriture singulière et aiguisée, comme ici dans Niveau 1 :

J’veux pas tuer la concurrence comme Nespresso et Mac / Y’a déjà pas assez d’bons MC’s / Gros la pression c’est quoi ? / Dans c’pays d’cistes-ra conventionnés / Notre son passe sous les mailles / Pour les faire chier / Si j’ai un mioche / J’l’appelle exprès Souleymane

Flows, assonances, allitérations et rimes riches ont toutes une place importante, et servent un propos intéressant sur lequel nous reviendrons. Les changements de flows sont un de ses points forts, et le récent titre Dans le fond en est un bon exemple.

Ensuite, ses textes trouvent comme support des productions originales et variées. Elles sont extrêmement travaillées, dans leur inspiration comme dans leur structure, et sont couplées à la voix par un important travail de mixage. Les inspirations américaines et japonaises et la patte 75e Session font que la musique de Népal est particulière au sein de la scène rap français. Il serait, en effet, bien difficile de le comparer à un autre artiste, ou de le classer dans un sous-genre de rap défini.

Une musique universelle

Si certaines références (jeux-vidéo, manga, rappeurs assez méconnus) et un amour du rap technique peuvent rendre sa musique abrupte, elle est en fait assez universelle. Sheldon utilise d’ailleurs cet adjectif dans l’hommage qui lui a été rendu sur Clique TV, et il est frappant de constater que tout le monde peut trouver une raison d’écouter et d’apprécier la musique de Népal. Les sujets abordés, même s’ils le sont avec finesse, sont souvent parlants, et peuvent se rattacher à la mélancolie, la tristesse, l’amour, la mort, l’ennui… Un exemple parmi tant d’autres dans Maladavexa :

Fatigué / Dur de m’faire à l’idée / Qu’faudrait qu’j’te tourne le dos / Pour que nos deux cœurs soient alignés

Qui plus est, sa voix, reconnaissable et assez douce, porte parfaitement ses textes. Adios Bahamas constitue sur ce point encore un aboutissement, avec des passages fredonnés ou chantés apportant une réelle plus-value aux couplets rappés.

Tout cela donne donc une cohérence artistique indéniable à ce qu’a livré Népal, du point de vue de l’esthétique pure ou du projet musical. Avec un niveau en rap constant, il nous a aussi gratifiés d’une vraie évolution de sa palette sonore, jusqu’à un premier album magnifique et parsemé d’influences très diverses. Le piano de Trajectoire, la guitare de Crossfader et la basse de Vibe montrent un réel intérêt pour le côté organique et instrumental de la musique. Cet intérêt ne date d’ailleurs pas d’Adios Bahamas, puisque c’était déjà un simple de piano qui portait Rien d’Spécial ; Malik al Mawt était de son côté un long couplet posé seulement sur une guitare et une basse.

Un propos philosophique intéressant

Très rapidement et pour servir de base à une analyse des textes de Népal, on peut définir la philosophie comme une « réflexion critique sur les problèmes de l’action et de la connaissance humaine » (définition du CNRTL). La philosophie est donc simplement le fait de réfléchir de manière critique sur l’être humain et ses actions ; en ce sens, tout le monde philosophe et beaucoup d’artistes le font, à un niveau souvent assez primaire, dans leur musique.

Toutefois, la philosophie de Népal mérite que l’on s’y arrête pour la raison qu’elle est cohérente et approfondie au moins sur deux points. Tout d’abord, et comme cela a pu être commenté à de nombreuses reprises et notamment dans la vidéo du Règlement à son propos, Népal a un message global positif et assez porté sur la spiritualité. Le choix de son pseudonyme, certaines références (comme à Herman Hesse dans Sundance) ou la mention de la couleur violette (lavande dans Daruma) laissent à penser qu’il était lui-même enclin à ces réflexions. Sans prêcher d’aucune façon, il propose donc des pistes à ce sujet, et répand souvent un message d’espoir, qui se traduit de la façon la plus évidente dans l’épilogue du morceau Trajectoire, tiré d’un discours du penseur suisse Nassim Haramein. Il s’entend aussi souvent dans les paroles de ses titres, comme ici dans Cheddar :

Y a un espoir tant qu’on avance / Tant qu’il restera une pensée contraire à la dominante / Tant qu’on pourra s’élever spirituellement / Échappant aux forces abominables

Loin d’être contradictoire avec les versants mélancoliques de son univers, ce message vient au contraire apporter une balance naturelle et représentative de ce que tout être humain peut traverser. Cette volonté de promouvoir une forme de positivité représente donc une première facette de la pensée de Népal, qui s’accompagne toutefois d’une autre toute aussi importante.

Un message social

En effet, la portée de cette positivité serait facilement questionnable si elle n’était pas couplée d’une réelle réflexion philosophique et politique, décelable dans la plupart de ses titres. Beaucoup renferment des punchlines tranchantes et réfléchies sur des sujets comme le racisme, le capitalisme ou la société de consommation. Comment ne pas citer en exemple cette phase tirée elle aussi du son Niveau 1, parlant du massacre de la police française sur des Algériens en 1961 tout en soulignant le racisme actuel de l’institution :

Les keufs cherchent des Arabes / F’raient un perfect en vidant la Seine

De plus, ses revendications antiracistes et anticapitalistes sont à lire à travers le prisme de la 75e Session, collectif que Népal a donc co-créé. Au sein de ce dernier, au-delà de la grande fraternité et bienveillance qui semble y régner (voir l’excellent documentaire 75e Session, la famille du Dojo d’Yveline Ruaud/Les Gros Sourcils pour Radio Nova), l’argent et le côté matériel de la production artistique sont mis en retrait pour promouvoir une vision pure et humaine de cette dernière. Le fait que les quatre premiers projets de Népal soient disponibles en téléchargement gratuit sur Internet est également à comprendre en ce sens. Ils ont simplement été édités en quantité très limitée (1 000 exemplaires ou moins) pour permettre aux fans de soutenir l’artiste. Ce rejet de la société occidentale et consumériste, qui transparaît autant dans sa musique que dans la façon de la diffuser, est donc encore une autre raison d’aborder l’œuvre de Népal comme unique et originale.

© Lucas Matichard

Dernières réflexions autour d’une œuvre complète

Il y aurait encore énormément à dire sur la profondeur des textes, la richesse musicale, la quasi-perfection de la discographie ou la complexité de l’univers que Népal nous a livré. En réalité, il est impossible de tout dire, et il y a fort à parier qu’il n’aurait pas souhaité que l’on fasse couler autant d’encres sur sa musique, puisque le concept même de promotion lui était pour ainsi dire étranger. Restent trois points à évoquer en guise de conclusion.

D’abord en paraphrasant Diabi (producteur désormais de renom, proche de Nekfeu et issu de la 75e Session) dans son interview à l’ABCDR Du Son, pour montrer que malgré son relatif anonymat et son appartenance à une scène dite underground, Népal a eu une réelle influence sur le rap français dans la décennie 2010. Diabi y explique notamment que Népal a produit le classique Humanoïde de Nekfeu, ou encore qu’il a été une source d’inspiration centrale pour les personnes qui l’entouraient.

En remerciant d’autre part ses proches, sa famille et la 75e Session, qui ont géré ce qui a entouré son décès avec un courage et une exemplarité qui forcent le respect. Depuis un an, tout ce que Népal souhaitait a été réalisé à la perfection, de la sortie des singles/clips et de l’album à la réalisation du clip de Sundance sur la base d’une de ses idées, jusqu’à la sortie des 5 derniers singles qu’il avait finalisés. Le 2 octobre 2020, la 75e Session a posté sur ses réseaux sociaux un court texte qui symbolise parfaitement cette vision dénuée de tout intérêt matériel ou financier. Népal en méritait autant, et il est soulageant de savoir que ses dernières sorties ont pu se faire dans cet esprit, et que tous ses morceaux sont désormais disponibles.

Pour finir, en passant un appel à découvrir cette magnifique discographie qui sera bientôt intégralement compilée sur le site 444nuits.fr. Népal est un artiste incroyablement talentueux, complet et impliqué tant dans la production que dans l’écriture. Exigeant vis-à-vis de l’identité de sa musique, souvent touchant, il peut apporter à tous. Longue vie à son œuvre, et que Clément repose en paix.

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