INTERVIEW

Neefa, de passionnée à observatrice du rap

Neefa est une passionnée de rap, qui adore discuter et débattre autour de cette musique. Sa passion est telle, qu’un jour elle a décidé de se lancer sur YouTube pour s’exprimer sur divers sujets. Grâce à sa connaissance et à sa pertinence, elle est devenue chroniqueuse sur OKLM Radio, dans l’émission « La Sauce » animée par Mehdi Maizi. Aujourd’hui, elle est encore à ses côtés pour un podcast s’intitulant « Tier List » où il se sont lancé le pari fou, avec leurs camarades Yérim Sar et Sandra Gomes, de classer tous les albums de rap français de l’histoire.

Thésaurap s’est entretenu avec cette amoureuse du rap qui s’impose peu à peu dans le paysage médiatique. Elle nous raconte son parcours, son point de vue sur sa situation particulière et ses ambitions.


RuthSir : Présente-toi pour ceux qui ne te connaissent pas encore.

Neefa : Bonjour, moi c’est Neefa, j’ai 30 ans, et à mes heures perdues je parle de rap dans différents médias, mais en ce moment je fais cela essentiellement dans un podcast qui s’appelle « Tier List ». Précédemment, j’étais chroniqueuse hebdomadaire, sur OKLM Radio dans « La sauce ».

R : D’où te vient cette passion pour le rap ?

N : Elle est venue très naturellement, car d’abord je viens d’un cocon familial très mélomane, qui écoute énormément de musique, et pas forcément du rap d’ailleurs ; ensuite, le moment où je découvre le rap c’est pendant l’âge d’or de cette musique, dans les années 90, et il y avait beaucoup de rap comme par exemple 113 ou Bisso na Bisso, qui passait à la télé. J’étais petite à ce moment-là, donc je ne savais pas que je découvrais le rap ; je découvrais avant tout des artistes qui me ressemblaient, qui me parlaient, et plus tard j’ai compris que c’était un style musical à part entière (très contesté d’ailleurs à l’époque).

R : Tu as connu l’âge d’or du rap dans les années 90, et tu connais à présent ce nouvel âge d’or qui se caractérise par exemple avec le streaming, beaucoup d’artistes qui émergent, d’autres qui explosent des records etc. Toi qui as donc connu ces deux époques, laquelle est la plus marquante ?

N : Objectivement, je crois que ce sera toujours le premier âge d’or qui sera le plus marquant car c’est là où la porte de la maison a été forcée pour la première fois. En effet, pour moi l’industrie musicale est une grande maison, où à l’époque le rap n’était pas le bienvenu, et il y a eu ce premier « braquage » symbolisé par les premiers grands succès commerciaux comme Secteur A, et où les gens ont compris qu’il se passait quelque chose de fort avec cette musique. Les premières fois dans l’histoire sont toujours mémorables et c’est ce que l’on retient beaucoup ; on parle souvent de premiers artistes en indépendant, de premier à avoir rempli telle salle de concert etc. Et cette époque, c’était la première fois que le rap s’imposait.

Cependant, d’un point de vue subjectif, je dirais que l’époque actuelle me permet d’écouter la musique en étant plus passionnée, non pas parce que la musique est meilleure maintenant ou qu’elle était moins bonne avant, mais tout simplement pour des raisons techniques, de progression et d’innovation : j’ai tout sur mon téléphone, sur une plateforme, avec des algorithmes qui sont censés me proposer des choses qui me plaisent. Je découvre donc des artistes en permanence. C’est le genre de choses qui était plus difficile à l’époque car j’étais dans un mode de consommation passif, où j’écoutais ce qui se passait à la télé et où j’achetais un disque sans savoir son contenu mais je trouvais juste la pochette sympa ; c’était tellement différent ! Aujourd’hui, il y a une certaine liberté : je suis libre d’écouter ce que je veux, zapper qui je veux etc. Je me sens bien avec mes algorithmes quoi.

R : Instant curiosité : le top 5 rappeurs all-time que tu as donné chez Camino TV (Jay-Z, 2Pac/Biggie, Kendrick, André 3000, Rakim), il a bougé depuis ?

N : Oui, évidemment, il change tout le temps, même si Jay-Z restera toujours numéro 1 !
Par exemple chez Camino, je n’ai pas parlé d’artistes comme Lil Wayne ou Missy Elliot que j’ai pourtant beaucoup écoutés, mais j’ai choisi des artistes dont j’avais envie de parler comme André 3000, Tupac, car j’avais envie de parler d’eux à ce moment précis tout simplement. De toute façon, le top 5 bougera toujours, c’est super compliqué d’en constituer un fixe.

Mais avec cet exercice, le plus passionnant ce n’est pas d’en avoir un définitif, c’est de débattre ! Le top 5 en fait, c’est juste une excuse pour pouvoir parler de rap ; j’adore cette musique, et j’adore tellement que c’est impossible d’avoir tout le temps le même top, il faudrait peut-être faire un top 50 en vrai, et même là je ne sais pas ce que je ferais (rires) !

R : De quand date les premières initiatives qui t’ont permis d’arriver là où tu en es aujourd’hui ?

N : Alors, c’est vraiment en 2017, une période de ma vie où je m’ennuyais et où cela me démangeait de parler de rap. Je voyais bien que le commentaire du rap commençait à s’intensifier via les nouveaux médias qui se créaient, les nouvelles personnalités qui émergeaient comme Raphael Da Cruz ou Mehzi Maizi évidemment, ou surtout via YouTube et les utilisateurs qui produisaient du contenu en rapport avec le rap. C’est là que je me suis dit que n’importe qui pouvait parler de rap avec peu de moyens (ce qui est un avantage mais aussi un inconvénient) et donc je me suis lancée.

Par la suite, Mehdi (Maizi) que je ne connaissais pas plus que ça à l’époque, m’avait identifiée et m’a proposé de rejoindre l’émission « La sauce ». J’ai été chroniqueuse pendant une saison là-bas et cela s’est super bien passé ; j’ai pu mêler ce loisir à ma vie professionnelle et j’ai appris pas mal de choses, comment se prépare et se déroule une émission par exemple.

R : Sur ton compte Instagram, on peut voir la mention « WannaBe journaliste rap »

N : Alors en fait, je joue à la personne qui veut être journaliste rap. « WannaBe » c’est un terme péjoratif ! Quand un américain dit que tu es un WannaBe, cela veut dire que tu es un fake. Donc en fait en mettant ça, c’est ironique, j’en joue complètement. Il faut savoir que moi j’ai un job « de moldu » très éloigné du rap, j’adore simplement parler de cette musique.

Pour la petite anecdote, j’ai commencé à m’exprimer assez tôt sur le rap en côtoyant le collectif « L’entourage » et en écrivant des choses sur eux sur un blog que j’avais. Dans le même temps j’écrivais sur des vieux albums. Ce qui fais que sur le même blog je parlais de Nekfeu, puis de Ready to Die de Biggie, puis Deen Burbigo, puis Reasonable Doubt de Jay-Z par exemple. Mais tout ça, c’était pour m’amuser, j’ai pris le chemin de la sécurité en ayant obtenu mon diplôme, un travail etc.

En tout cas, depuis que j’ai (re)commencé à m’exprimer sur le rap en 2017, je tiens à le dire, je ne suis pas journaliste rap, je n’ai jamais vécu de cette passion ! Il faut que ce soit clair pour beaucoup, qu’il y a encore très peu de gens qui peuvent en vivre. Pour moi c’est un loisir, même un luxe, de pouvoir aller un peu partout m’exprimer sur le rap car j’en ai envie. Il n’y a vraiment rien de professionnel là-dedans.

R : Parlons un peu de ton actualité et donc du podcast « Tier List » : D’où vient ce pari fou de classer tous les albums de rap français ? Cela doit demander beaucoup d’énergie, non ?

N : Alors tout d’abord, l’initiative vient de Mehdi Maizi qui adore le podcast « Super Ciné Battle » (Yérim adore aussi d’ailleurs) où le concept est de classer tous les films de l’histoire ; mais ce concept n’est qu’une sorte d’excuse pour pouvoir se replonger dans des films, des époques, des comédiens etc. Mehdi voulait simplement faire la même chose avec le rap car il trouvait le concept sympa, et cela lui permettait de retrouver un format long, avec des personnes qui discutent de rap autour d’une table. De plus, cela lui permettait de se détacher un peu de l’actualité à laquelle chaque journaliste et observateur du rap est extrêmement lié. Enfin, c’est avec ce genre de format qu’il s’est fait connaître, et cela lui manquait sûrement.

Pour la seconde question, je dirais que certes cela prend du temps d’écouter ou de réécouter des albums, mais ce n’est que du kiff ! Comme dit précédemment, on s’est donné ce défi, mais ce n’est qu’une excuse pour pouvoir parler de rap car on adore ça. Ce podcast c’est juste l’origine-même du commentaire rap : parler de musique entre potes. Il n’y a aucun aspect travail non plus ; la jeune génération se prend trop la tête avec la musique et le côté analyse de la chose. Ce n’est que de la musique et c’est avant tout quelque chose de subjectif car la sensibilité est propre à chacun.

R : Vous n’avez pas peur que ce format vous lasse avec le temps ?

N : Oh, pour l’instant ce n’est que le début et on est comme des gosses ! Il faudra peut-être reposer la question dans un certain nombre d’épisodes, car il y en aura qui marcheront forcément moins que d’autres. On s’est rendu compte que l’on intéresse beaucoup plus quand on parle d’albums récents, c’est logique d’ailleurs. En tous les cas, je ne pense pas me lasser un jour car c’est un exercice tellement à part. C’est un peu comme quand on va passer un dimanche chez les grands-parents, on peut parfois y aller à reculons, mais lorsque l’on est sur place, autour de la table avec eux, on apprécie le moment ; C’est la même logique avec Tier List.

R : Avec le contexte sanitaire actuel et le second confinement, comment se dérouleront les prochains épisodes ?

N : Eh bien ce qui est cool, c’est qu’avec les mesures actuelles, on peut continuer les tournages via les attestations etc. Donc normalement de ce côté-là aucun souci : nous pourrons continuer à délivrer des épisodes.

R : Tu côtoies Mehdi Maizi depuis un moment maintenant ; c’est comment de travailler avec lui ?

N : Avec Mehdi c’est spécial car on se côtoie dans la vie de tous les jours, c’est un ami. On a les mêmes références, les mêmes centres d’intérêt, donc forcément c’est plus facile de bosser sur des projets avec quelqu’un avec qui tu t’entends si bien. Comment c’est de travailler avec lui ? Eh bien c’est cool ! C’est quelqu’un de posé, qui fait les choses sérieusement tout en ne se prenant pas trop la tête ; super agréable de travailler avec lui.
(Et en plus il aime Dany Dan comme moi donc tout s’est fait très naturellement avec cet individu).

R : Dans « Tier List » il y a donc Mehdi Maizi et Yérim Sar que les gens connaissent, mais c’est moins le cas pour Sandra Gomes. Tu peux nous parler d’elle ?

N : Sandra vient de Lyon et elle est photographe. Vous pouvez la retrouver sur les réseaux avec @1993initiales sur Instagram, et sur Twitter c’est @beforesuccess ; ses patronymes ne permettent pas de la retrouver facilement, c’est dommage. En tout cas c’est une passionnée de rap également c’est certain. Elle a d’ailleurs récemment travaillé sur le visuel du clip de Jade ft. Bakari – Groupie Love. Aussi, elle adore parler de rap sur les réseaux. On peut la retrouver sur YouTube dans son propre podcast « Outcast » où elle est accompagnée d’un certain Iliès (@iliestheholy sur Twitter) et c’est disponible sur toutes les plateformes de streaming.

C’est super cool de l’avoir dans Tier List, car c’est la plus jeune d’entre nous et donc elle s’est pris la gifle du rap à une autre période que la nôtre. Elle apporte donc son regard qui est parfois différent mais cela reste super intéressant. De plus, c’est toujours bien d’avoir une femme dans ce genre de talk-show, car cela a trop souvent été animé par des hommes exclusivement. Cela fait du bien aux auditeurs mais aussi au milieu rap en général.

R : Dans les médias comme Mouv’, Booska P et sur YouTube, il y a de plus en plus de femmes qui s’imposent dans le milieu rap. Qu’en penses-tu ?

N : Je pense que c’est une bonne chose évidemment, et je suis contente que cela se passe comme ça. En plus les choses bougent grâce aux femmes elles-mêmes ; elles n’attendent pas que les choses bougent pour elle. Je prends l’exemple de Ouafa Mameche qui a commencé très tôt à écrire et à publier sur un blog, qui a ensuite monté sa maison d’édition etc. En fait, les femmes passionnées de rap comprennent que ce n’est pas simple de se faire une place naturellement dans le milieu, et donc elles font leur propre chemin. C’est une très bonne chose.

R : Question un peu plus personnelle : comment fais-tu pour allier ta vie professionnelle et ton aventure dans le milieu du rap ?

N : Question assez délicate à vrai dire. C’est compliqué ; surtout maintenant étant donné que je suis revenu sur Paris il y a quelques mois. Retour donc, à la vie parisienne avec un nouveau boulot (dans les ressources humaines) qui me prend beaucoup de temps. Mais mes projets personnels comme Tier List et autres projets que j’ai envie de faire me prennent également du temps, et donc c’est bel et bien difficile de se trouver du temps. Je ne trouve pas du temps en fait, j’en crée, et je dors peu !

En plus, j’ai des opportunités qui s’offrent à moi, on me propose des choses et j’ai envie que cela se concrétise donc je m’investis et cela prend aussi du temps. Cela en prendra encore plus si ces projets voient le jour ! Il y aura peut-être un moment où je devrai choisir et laisser tomber quelque chose… mais en attendant j’arrive encore à jongler entre ces deux aspects de ma vie et je m’accroche encore à mon CDI qui est pour moi la voie de la sécurité.

R : La transition est parfaite ; Quels sont les projets à venir pour toi ?

N : Évidemment je continue Tier List, mais, je travaille également sur mon propre podcast, qui ne va pas du tout parler de rap, mais de séries et films afro-américains / afro-péens. Je n’ai pas encore le nom mais cela va voir le jour pour sûr. Et en 2021, il est possible que l’on me voie dans d’autres médias pour parler d’autres choses encore mais je ne peux pas en dire plus car rien n’est fait. En tout cas, je vais tout faire pour que l’on m’identifie plus, et je vais saisir les opportunités qui se présentent.

R : As-tu des conseils à donner aux plus jeunes qui voudraient faire leurs classes dans le rap ?

N : Ah tiens, je trouve que c’est une question typiquement liée à la génération actuelle où tout le monde a l’impression qu’il y a un mode d’emploi pour tout. Cependant, il n’y a pas de chemin précis pour se cultiver. C’est de l’amour avant tout ; si tu aimes ça, eh bien tu aimes ça et c’est tout. C’est parfois même maladif comme amour ! On peut y penser souvent, relier la musique à notre vie etc. C’est mon cas moi par exemple, je relie beaucoup de choses issues du rap à ma vie, mes relations amoureuses et amicales… c’est en toile de fond de ma vie en fait !

En revanche, s’il y a des conseils à donner pour devenir journaliste dans le milieu, oui maintenant cela existe ; il y a des journalistes ayant leur carte de presse qui sont passionnés de rap et qui ont réussi à allier les deux, mais même pour cela je suis mal placé pour parler, je ne suis qu’une passionnée. Si tu aimes le rap et que tu veux en parler, vas-y. Il y a tellement de moyens, de supports aujourd’hui. Si cela te démange, prends une caméra et un micro et exprime-toi ! C’est ça le seul conseil que je peux donner.

R : Pour finir, qu’est-ce que l’on peut te souhaiter pour la suite ?

N : Que je puisse continuer à allier mon travail et ma passion pour pouvoir faire ce que je veux ; qu’on m’identifie un peu plus ; que je puisse à continuer de parler de ce que j’aime dans différents médias et que je me professionnalise un peu plus. Et même plus globalement, qu’il y ait des médias qui se créent pour pouvoir empêcher la création d’une sorte de bulle spéculative. J’ai en effet cette inquiétude que cette période ne soit qu’un âge d’or, qui ralentira avec le temps, et qu’on ne soit donc pas dans un système pérenne… L’avenir nous le dira.