Les rééditions : business florissant au détriment de l’art

Depuis plusieurs années, les rééditions d’album sont devenues légion. Chaque vendredi -ou presque-, un album revient sur le devant de la scène sous couvert d’une réédition. Mais combien d’entre elles sont qualitatives ? Trop peu.

Démocratisation dans le rap français

Le concept des rééditions est devenu populaire dans le rap aux États-Unis lors des années 2000, et la France a emboîté le pas plusieurs années après. En 2012, Booba sort Futur. Auréolé d’un énorme succès commercial, le rappeur lui offre une réédition un an plus tard, Futur 2.0. Celle-ci sera la réédition la mieux vendue en première semaine à l’époque.

Kaaris, présent sur l’édition originale de Futur, appliquera la même stratégie en dévoilant Or Noir part. 2, réédition de son classique Or Noir, un an après. Mais c’est Gims qui a fait le meilleur coup avec son premier album. Le rappeur, également invité sur Futur (2.0), a été inspiré et a proposé une réédition de Subliminal, quelques mois seulement après la sortie initiale. À la différence près que ­Gims a inclus les morceaux de sa réédition directement dans la version originale, ce qui lui a permis d’accroître ses ventes.

S’ils ne sont pas les inventeurs du concept, il est impossible de nier que les 3 hommes ont eu une influence énorme sur toute une génération de rappeurs francophones. Les rééditions se sont ensuite multipliées.

Nouveau mode de consommation

Ecouter la musique se fait différemment. Auparavant, le consommateur achetait l’album d’un(e) artiste dont il était fan, et l’écoutait régulièrement pour le rentabiliser. Mais depuis l’apparition d’internet, les choses ont changé. De façon mensuelle, et pour le même prix qu’un album, le consommateur peut se payer un accès quasi illimité à la musique. Il passe rapidement d’un projet à l’autre, à la recherche de la perle rare pour étoffer ses playlists.

Les albums risquent de tomber plus rapidement dans l’oubli à cause de la surconsommation. Quand l’auditeur achète un disque, l’artiste reçoit une somme fixe, que son album soit souvent écouté ou non. Donc le replay n’a pas vraiment d’importance. Or, les artistes gagnent maintenant des revenus grâce aux streams. Ils ont tout intérêt à ce que leur musique (re)fasse partie de l’actualité et soit jouée souvent, les streams permettant à de plus en plus d’artistes d’obtenir des certifications. Dans ce contexte précis, la réédition s’impose comme un redoutable moyen de faire réapparaitre un album, de booster ses chiffres et d’obtenir des certifications.

Quand un album contient un nombre plus élevé de morceaux, il décuple ses streams et accroit ses ventes. Un schéma facile à comprendre, que quasiment tous les artistes suivent à la lettre, peu importe leur statut ou le succès original de leur album. Nous sommes rapidement passés d’une époque où la réédition était réservée aux artistes majeurs et aux projets populaires, à une époque où la réédition est accessible pour tout le monde. Et cela a donné lieu à des dérives. Des rappeurs feintent de sortir une réédition dans une approche artistique, alors que pour une grande majorité, c’est uniquement dans un but commercial.

Jurisprudence Lomepal & Romeo Elvis

Une démarche qui peut nuire à la qualité des albums et à la réputation des rappeurs, certains l’ont appris à leurs dépens. Parmi ceux-ci, il y a évidemment le cas Lomepal. Le 30 juin 2017, il dévoile Flip, son premier album. Largement acclamé par la critique, il a également été bien accueilli par le public, en a résulté un succès commercial. Mais une réédition est venue compromettre la belle histoire. Composée de seulement 3 morceaux inédits et de versions acoustiques, Flip Deluxe a reçu un accueil mitigé.

Romeo Elvis a connu les mêmes déboires. Courant 2017, il sort Morale 2. L’album est très bon, et permet à l’artiste de s’imposer dans la scène rap, que ce soit à Bruxelles ou ailleurs. Il fera l’erreur de lui offrir une réédition, la seule bonne idée de Morale 2luxe étant son titre. Contrairement à Lomepal, le rappeur belge n’a pas été sous le feu des critiques pour la disposition de son projet, mais bien pour son contenu: les nouveaux morceaux trahissent la version initiale de l’album, tant au niveau de la qualité que de la musicalité. Une réédition (bâclée) qui devait armer une évolution artistique poursuivie à travers Chocolat, un autre échec. La version initiale de Morale 2 a permis à Romeo Elvis de s’élever rapidement, et la réédition a marqué le début de sa chute.

Le cas Dinos

Plus récemment, Dinos a failli prendre le même chemin. Le 29 novembre 2019, il sort le très bon Taciturne. L’album possède deux versions physiques, et chacune d’entre elles contient 2 sons exclusifs. Le 24 janvier suivant, Dinos décide d’incorporer ces morceaux additionnels dans son album sur les plateformes de streaming. Une démarche qui a déjà souvent été faite (notamment par PNL avec 2 Frères), et qui est perçue comme une réédition.

Mais le rappeur de La Courneuve ne s’est pas arrêté là: début avril, il sort un EP de 10 titres intitulé Les inachevés. Comme son nom l’indique, il s’agit de morceaux non terminés et médiocres, pour « montrer l’envers du décor ». Sur papier la démarche peut paraître noble, dans les faits elle l’est beaucoup moins: cet EP a été ajouté à l’album Taciturne pour relancer son intérêt et ses ventes. Et comme si cela ne suffisait pas, le rappeur comptait sortir une « vraie » réédition, Taciturne +.

Devenu la cible des railleries -et fraîchement certifié disque d’or-, Dinos a finalement changé d’avis, Taciturne + s’est transformé en Stamina : un album à part entière au lieu d’une énième réédition (Solaar pleure encore y figure quand-même via la précommande).

Lomepal, Romeo Elvis et Dinos incarnent parfaitement l’exemple des artistes qui ont abusé du concept de la réédition au point d’en dégouter certains de leurs fans (pas tous, quelques-uns se contentent volontiers des miettes). Le but ici n’est pas de leur faire un procès, mais simplement d’illustrer comment il est possible de finir par essuyer des critiques avec un album qui avait pourtant été plébiscité.

L’impact du Covid-19

Si les rééditions se sont imposées comme une mode, celle-ci devrait perdurer à cause du coronavirus. Qui dit confinement, dit annulation des concerts et tournées, principales sources de revenus pour les artistes. Pierre « Pee » Thomas, fondateur du label Quality Control Music, a expliqué lors d’une interview que sortir une réédition de My Turn (dernier album de Lil Baby) était devenue une évidence. Proposer un nouveau projet aurait détourné l’attention portée à l’album qui n’avait pas encore été assez exploité. Il fallait également compenser le manque à gagner causé par l’annulation de la tournée, et la difficulté de commercialiser du merchandising en cette période compliquée. Une situation qui touche tous les labels et tous les artistes, c’est pourquoi les rééditions sont devenues encore plus fréquentes et bâclées.

Évidemment, c’est compréhensible que les rappeurs et leur maison de disques veuillent compenser des pertes. Mais cette tendance dessert bien souvent l’aspect artistique au profit du commercial, et rares sont les rééditions qui offrent vraiment une plus-value. Dans bien des cas, on y retrouve des morceaux qui n’étaient pas assez bons pour figurer sur la version initiale du projet, et qui finissent quand même par l’entacher. Pire : elles peuvent monopoliser l’attention et faire de l’ombre aux plus petits artistes. Et si la solution résidait dans le fait de profiter du temps qu’offrent le confinement et les tournées annulées pour concocter des rééditions dignes de ce nom ?

Rotka
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