Déconcertant à la première écoute, plaisant à la deuxième puis terriblement addictif à partir de la troisième : voici les différents états d’esprit que traverse l’auditeur à l’écoute de Tribulation. Après plusieurs projets avortés en raison de ses allers-retours en prison, IGO a enfin sorti cet EP fin 2024, en ne laissant personne indifférent.
Accompagné la plupart du temps par les productions de VHS (7 sur les 8 pistes que compte le disque), le rappeur du 93 interpelle immédiatement. Les instrumentales sautillantes inspirées par le style de Stockton cher à des artistes nord-californiens comme Young Slo-Be ou Mozzy contrastent agréablement avec la voix gutturale de l’interprète, et lui permettent aussi d’adopter un flow peu académique, parfois à la limite du parler.
Un pied dans le passé, l’autre dans le présent
Ce flow bien plus malléable que celui qu’il montrait auparavant sur des productions trap plus classiques souligne davantage ses punchlines, qui ne sont d’ailleurs pas sans rappeler celles d’un certain Despo Rutti. On peut aisément imaginer que des phrases telles que « J’ai une question : mes ancêtres s’revendaient-ils au kilogramme ? » ou « On n’a pas les mêmes chances, être noir c’est d’jà un manque de peau » auraient pu être écrites par l’auteur de Convictions Suicidaires. Mais Igo ne fait jamais figure de pâle copie, en raison d’une personnalité plus enthousiaste et d’une proposition assez unique influencée par des époques radicalement différentes.
Ajoutez à cela des intonations à la Escobar Macson, et des formules véhémentes comme « Aux portes de la réussite je vais encore péter un carreau » faisant écho au fameux « Quand j’ai la clé j’m’en sers pour casser l’carreau » de Booba, et vous comprendrez rapidement quelles sont les inspirations d’Igo concernant le rap français des années 2000-début 2010. Couplées aux flows et sonorités modernes, elles créent alors un mélange étonnant.
Mais, même lorsqu’il pose sur d’autres types d’instrumentales, comme celle du morceau Pitbull du Duc dans le programme « Style Libre » du média Alchimist, le rappeur du 93 parvient à conserver tout ce qui fait sa spécificité, dans un équilibre précaire au premier abord. En effet, il donne l’impression d’évoluer en permanence dans deux dimensions antinomiques, en réunissant les décennies 2000 et 2010 avec l’époque actuelle : rien ne parait compatible et pourtant, étonnement, l’ensemble fonctionne toujours.
Duo
Il faut aussi dire qu’il dispose pour cela d’une présence vocale assez stupéfiante et d’une interprétation mordante, qui magnifient n’importe quelle phrase, de la plus astucieuse à la plus simpliste. Cette qualité est d’ailleurs commune à plusieurs rappeurs de ce genre, comme par exemple Da Uzi, qui l’avait invité dans son Planète Rap, et Stavo, que beaucoup imaginent déjà comme un potentiel featuring à l’avenir.
Malgré ça, encore fallait-il que le rappeur d’origine ivoirienne puisse tenir un projet, même relativement court, de bout en bout. Il y parvient sans problème, aidé en partie par un VHS en grande forme. Ce dernier concocte des productions d’une efficacité diabolique sur lesquelles Igo montre beaucoup d’aisance. Funestes la plupart du temps, elles disposent tout de même de légères nuances : parfois pesantes (Porcelaine, Bara, Une pas deux) ou angoissantes (Call-Off, Time iz Money), mais aussi feutrées (Panthère Rose, produit par Leezy LTJ et CSU) ou solennelles (Foutou). Seul le festif Ma famille d’abord, avec un sample du générique de la série du même nom, sort de cette ligne, mais le rappeur s’adapte sans peine à cette ambiance tout en continuant de narrer son mode de vie crapuleux.
Dans cette atmosphère cauchemardesque, l’alchimie entre le MC et le beatmaker saute aux yeux, et les dix-huit minutes de l’EP passent à une vitesse supersonique, tant l’énergie qui en ressort respire l’urgence et l’instinctivité.
Singulier mais potentiel unificateur
Dans cette proposition artistique radicale, tout, de la pochette à la musique en passant par les clips, est destiné à un public averti. Pourtant, elle semble en mesure de mettre d’accord plusieurs types de publics : les jeunes auditeurs à la recherche d’un écrin musical novateur, les adeptes du rap français des années 2000, les amateurs d’un rap brut et direct ou encore les suiveurs attentifs de la scène nord-californienne.
Dans un rap français où la tendance est à la fidélisation d’une fanbase solide qui grandit projet après projet, nul doute qu’Igo pourra tout à fait s’y inscrire, un peu à la manière d’un TH dans un autre style.
Certes, le caractère de sa musique créera certainement un plafond de verre, mais avec l’accumulation de disques aux formats plus conséquents et quelques featurings bien sentis (une collaboration avec Skefre ayant d’ailleurs été annoncé), le rappeur du 93 aura toutes les cartes en main pour confirmer son potentiel.