Une partie du public rap français, le plus souvent des détracteurs de la nouvelle génération, va parler d’un « âge d’or du Rap » dans les années 90 qui serait une sorte de paradis perdu. Ils mettent ainsi en avant les textes de l’époque qui font preuve de plus de sérieux et d’authenticité artistique, avec des thèmes très réalistes plongeant l’auditeur dans le monde des banlieues. Ce style académique et proche de la rue, qu’on appelle communément aujourd’hui le « Rap conscient », aurait été progressivement détrôné par une dérive commerciale et « bling-bling » dans les années 2000, incarnée par un Booba, puis aurait finalement plié devant le raz-de-marée populaire qu’est devenu le Rap en France dans les années 2010. En reniant au passage les valeurs initiales et l’authenticité du mouvement, c’est la grande critique qui semble être adressée aux rappeurs actuels. Toutefois, il semblerait pourtant que le Rap français n’a jamais autant brillé qu’aujourd’hui.
Qu’en est-il en réalité ? Il nous faut ainsi, parmi toutes ces idées reçues sur un éventuel « déclin du Rap », tenter de démêler le vrai du faux.
Évolution de l’industrie musicale
« Ma question préférée ? Qu’est-ce j’vais faire de toute cette oseille » – Booba
Dans la série de vidéos à succès « J’ai Mal au Rap », le youtubeur John Rachid, qui se présente comme un fan depuis son enfance, tacle les textes de rappeurs actuels comme Kaaris, Booba ou Jul, en leur opposant des équivalents comme Oxmo Puccino, Lino ou IAM.
Évidemment, la comparaison est facile. Tout comme il est très facile de prendre 2 époques différentes, avec des exigences, une industrie et un public différents, pour les mettre bout à bout. Booba, par exemple, à toujours joué franc jeu et n’a jamais nié que sa musique avait été amenée à évoluer avec le temps, selon des contraintes changeantes et une audience qui s’agrandissait constamment et qu’il fallait satisfaire. Un retour de son groupe phare Lunatic serait anachronique et totalement inapproprié dans le contexte actuel, et il l’a très bien compris.
Épanouissement artistique du Rap français
« Un jour sur deux j’ai envie de péter la vitrine de BNP Paribas » – Vald
Pour autant, cela voudrait-il dire que le côté dissident du Rap soit condamné, destiné à être emportée par l’industrie et les radios et à céder sa place au grand public ? La contre-culture d’hier se serait-elle soumise et vautrée dans la facilité ?
Manifestement non, au vu de la richesse de l’offre Rap français ces dernières années. En accord avec sa très forte popularité, il semblerait même que le Rap francophone n’ait jamais été aussi créatif et épanoui. Artistiquement parlant, on peut dire que nous sommes loin d’un hypothétique déclin au profit du commercial. En effet, les rappeurs semblent plus libres que jamais dans la conception de leur musique et de leurs univers respectifs. Comme nous le disions sur un précédent article, le Rap français n’a plus grand chose à envier à son homologue américain, il a construit ses propres codes et son propre savoir-faire, et avance désormais selon la logique qui lui est propre (contrairement aux années 90 où il se basait encore sur une ligne de conduite et des codes très stricts). C’est donc une avancée extraordinaire qui va augurer beaucoup de changements positifs dans les années à venir.
Vers une ouverture et une diversification du Rap
« Si on forçait toutes ces p’tites salopes de dirigeants à prendre de l’ayahuesca, la planète irait mieux » – Lomepal
La grande conséquence de cet épanouissement du Rap français est une union entre les différents styles et tendances qui le composaient. Si l’on prend une star actuelle comme Nekfeu, on se rend compte qu’il déploie dans ses projets une palette de styles très élaborée, à mi-chemin entre un rap très « classique » dans la forme, avec des influences littéraires et une certaine lucidité (Le bruit de ma ville, Galatée), des morceaux plus egotrip (Saturne, Menteur menteur, Koala mouillé) et d’autres ouverts sur le grand public (On verra, Tricheur, Ma dope). En bref, tout le monde a fini par avoir une porte d’ouverture sur sa musique, du passionné à l’auditeur plus lambda qui écoutera ce qui passe en radio. Pour l’artiste qui élargira sa fan base, l’industrie musicale qui touchera une clientèle plus élargie comme pour l’ensemble des auditeurs, tout le monde en ressort gagnant et c’est ce qui permet au Rap de vivre, grandir et progresser.
On pourrait ainsi voir ça comme un cercle vertueux qui pousse tout le monde vers le haut et incite les artistes à sortir de leur zone de confort et à s’ouvrir au plus grand nombre. C’est en réalité la meilleure chose qui puisse arriver à un genre musical, particulièrement sur un territoire où il a été longtemps dénigré du grand public, incompris et condamné à un auditoire socialement restreint ou à un public de niches. Tout ça est maintenant de l’histoire ancienne et c’est très bien comme ça (rappelons que le Rock n’a eu toute sa portée auprès de la jeunesse que lorsqu’il a été diffusé à toutes les catégories de la population, la même chose est donc en train d’arriver pour le Rap).
Une survie en dilettante du Rap conscient
« Ne me demande pas en quoi je contribue à la société je vais te gifler, ce que j’apporte n’a pas de valeur chiffrée » – Swing (L’Or du Commun)
Loin de ce qu’on peut parfois entendre, nous ne vivons pas une crise identitaire du Rap français qui le verrait se faire déposséder de ses lettres de noblesse. Ce qu’on pourrait appeler le Rap « conscient », c’est-à-dire des textes à la vocation plus sensible, sociale et dénonciatrice, tout ça est encore bien présent dans l’offre actuelle malgré une forme qui a évolué et s’est pliée aux contraintes de son époque ; notamment chez des têtes d’affiche comme Nekfeu (qui a performé lors du mouvement Nuit Debout en 2016), Vald ou Orelsan, qui en collaborant avec Kery James sur « A qui la faute » a renoué avec une forme de critique sociale dans son rap. Aux côtés de ces grands noms qui vont continuer de conscientiser leur musique malgré le succès, et de se connecter aux problèmes de la jeunesse, les artistes plus confidentiels ne sont pas en reste et de leur côté, s’efforcent de perpétuer un style plus lyrical et « underground ». Il suffit de jeter un œil sur les freestyles de la chaîne YouTube Le Règlement pour déceler tout le potentiel textuel de la jeune génération, avec notamment L’Or du Commun. Dans un tout autre style, on pourrait citer un Freeze Corleone pour sa dimension underground et l’aspect pas franchement familial de ses lyrics.
En conclusion, si les années 2010 furent sans aucun doute celles de l’explosion du Rap sur les ondes et de sa commercialisation à grande échelle, si un nombre croissant d’artistes à épousé un format se rapprochant des attentes du grand public, la plupart d’entre eux n’en ont pas perdu leur ADN pour autant. En somme, la forme a drastiquement évolué mais le fond n’en a pas oublié son mordant en chemin.
Par essence, le Rap est une musique basée sur la franchise et le lâcher-prise, mais aussi sur la débrouille ; autant de manières de dire qu’avec l’essor d’Internet et du partage en ligne, il ne perdra pas l’authenticité qui fait le cœur de sa matrice. Ni, pour le coup, sa dissidence et sa force brute.
Longue vie au Rap français.