Pas de compromis.
S’il y a bien une chose qu’Alpha Wann n’accepte pas, c’est le compromis. Sa philosophie le lui interdit, trop attaché qu’il est à réaliser sa propre vision du rap. S’étant construit une réputation d’amoureux des rimes, l’ascension vers les sommets est mise de côté au profit d’une liberté artistique totale. Son label Don Dada, co-créé avec le DJ Hologram ‘Lo (aussi un ancien de 1995) s’est en effet positionné à l’encontre de toute incursion commerciale. La collaboration parait évidente, les deux Parisiens constituant la partie de 1995 considérant que certains morceaux comme « Réel » ne correspondaient pas à leur perception du rap. Cette idéologie s’est disséminée dans leur label, Don Dada, devenu acteur majeur du milieu rap francophone.
Car, contrairement au récent Echelon vol. 1 chapeauté par Vald, cela fait un paquet d’années que le label Don Dada met en avant sa vision à travers ses différents artistes. Le point commun entre ces artistes est une attention particulière à la technique, tout particulièrement les multisyllabiques héritées des Sages Po, ainsi qu’une musicalité taclant plus le subtil que l’exubérant. Ainsi, à la différence d’autres projets all-star, ce n’est pas une simple compilation regroupant des artistes hype, mais plutôt la thèse d’une certaine école de rap, celle des cracheurs de feu. On s’en doutait dès les prémices du label, mais le statement définitif est posé en 2020. Voici le son Don Dada.
Le son Don Dada
Si l’on peut affilier un album à cette don dada mixtape vol. 1, c’est Une Main Lave l’Autre, tant l’ensemble de la mixtape étend l’esthétique du premier album d’Alpha. Les productions sont une nouvelle fois ultra modernes et épurées, utilisant de sombres instrus mécaniques regardant du côté de la trap ou parfois de la drill (de Chicago comme du UK) pour imposer une atmosphère urbaine et nocturne. Même si les basses constituent l’élément le plus important du spectre musical à l’œuvre, les nappes mélodiques – bien que discrètes – sont suffisamment entêtantes au fil des écoutes pour que l’album ne soit pas qu’une succession de basses et hi-hats. A ce sujet, la production et le mixage sont à louer, chaque ingrédient se retrouvant calé juste là où il faut, certains détails n’étant présents que pour amener de la cohésion au projet, comme les bruits de laser déjà utilisés sur UMLA.
Au milieu du sound design futuriste, des souvenirs venant d’une autre époque font néanmoins leur apparition. Plusieurs morceaux comme « aaa », « fahrenheit 451 » ou « malevile » utilisent des boucles de pianos et des bruits de fond si chers au boom bap, tout en conservant l’esthétique 2020. Heureusement, on ne tombe jamais dans un revivalisme cru, les clins d’œil au passé ne prenant que rarement le dessus sur le modernisme des productions.
Le représentant vocal de ce son Don Dada, entre hommage à l’exigence du passé et volonté farouche de regarder vers le futur, est bien sûr Alpha Wann. Tout le monde s’accorde désormais à dire – à raison – qu’il est actuellement meilleur technicien de tout le rap jeu actuel, et il ne faillit pas à sa réputation en proposant toujours autant de multisyllabiques, schéma de rimes ou autres homophones. Des morceaux comme « la lune attire la mer » ou « carrelage italien » réaffirment l’amour que porte Alpha au rap technique, tout en jouant la carte de l’egotrip nonchalant. Mais au-delà de cette technique, il a également étendu son arsenal de flows, n’hésitant pas à rapper beaucoup plus lentement que d’habitude sur « apdl », ou encore à tenter un flow déstructuré sur l’intro « mitsubishi ».
Une vraie mixtape
Si Alpha est le principal rappeur du projet, ses flows ne sont pas les seuls à briller. Deen Burbigo confirme son retour en force sur « dirty dancing » aux côtés d’Infinit’ qui fait parler son côté groovy en envoyant des toplines. Ce même Infinit’ est également présent sur « soldat tue soldat », mais cette fois-ci pour découper l’instru, accompagné de Kaaris qui lui aussi démontre ses schémas de rimes en adoptant un flow calme mais tellement sec qu’il n’a pas besoin d’élever la voix pour donner un rendu violent. Dans le même registre, Kalash Criminel tape fort, et juste, que cela soit avec ses backs et sa sauvagerie, ou par ses paroles conscientes, que cela concerne le féminisme :
« T’as pas compris ? Agression sexuelle ne veut pas que dire pénétration »
ou la pédophilie, sujet abondamment traité par Freeze Corleone cette année :
« Faut la peine de mort pour les pédophiles et si possible par lapidation »
3010, déjà vu sur « Jugements » de Népal, vient pour la partie 2 de « 3095 », morceau de 2014 où Alpha était déjà présent. Le poulain de l’écurie Don Dada, KSA, fait dans l’énergie en agissant comme contrepoint à Alpha sur « apdl », mais convainc moins sur son track solo. Un autre qui est moins convaincant que prévu est Freeze Corleone : si « ny à fond » est en soi un bon morceau, il souffre terriblement de la comparaison avec « Rap Catéchisme » qui a mis absolument tout le monde d’accord. Là où les passes-passes endiablés faisaient rage sur « Rap Catéchisme », « ny à fond » n’en propose que dans le quatrième couplet, et c’est surtout une phase d’Alpha que l’on retient (« Rap catéchisme, ils frissonnèrent, avec Freeze on est visionnaires, binoclards, vision nette »).
Mais la re-sta, c’est Nekfeu, qui est partout comme Arouf. Présent sur pas moins de quatre morceaux, dont un solo, il continue sur les mêmes bases que ses récentes sorties énervées – comme sur « Turn Up » en feat avec Kalash Criminel – en se montrant beaucoup plus vindicatif que sur son précédent projet Les étoiles vagabondes.
Au-delà de ces têtes d’affiches, on retrouve, comme sur UMLA, des artistes moins exposés ou carrément underground, comme VEUST, Lesram, ou Ratu$ qui se paie le luxe d’avoir une track rien que pour lui. On se retrouve donc avec de multiples feats, et chacun des artistes se sont bien intégrés au projet, en s’adaptant au sujet mais en apportant leur propre touche personnelle. De toutes façons, tout le monde est bien obligé de s’adapter vu qu’Alpha ne gaspille pas l’eu-f. Les flows sont généralement rapides, il n’y a pas de refrains entrainants – à part peut-être celui de Nekfeu sur « aaa », et encore – et s’inscrit également dans cette volonté de proposer du rap, et rien que du rap.
Outre la diversité des acteurs, les morceaux sont courts – pas plus de 3 minutes 25 – et s’enchainent sans fioritures, renforçant le sentiment que l’on se trouve face à une mixtape, une vraie. Pas un album insuffisamment travaillé se retrouvant catégorisé comme mixtape pour esquiver la critique du manque de cohérence. La cohérence est là, dans les flows, les beats épurés, et le sous-texte revendicatif.
Un soldat, pas un mercenaire
Car si proposer des beats froids et rapper sans concession constituent déjà une esthétique forte, elle n’en est que renforcée quand le message se fait dur. En dehors des phases de Kalash Criminel déjà citées, Nekfeu se permet de dire des choses qu’il n’a jamais osé :
« Y a une voix qui m’dit faut pas que tu partes avant d’avoir dit « fuck les baceux du XV », donc voilà : « fuck les baceux du XV » »
On retrouve également les paroles critiquant l’État Français, le passé esclavagiste de la France, ou encore le soutien aux états s’opposant à l’ordre établi comme la Palestine ou la Corée du Nord. Mais le combat le plus évident est celui mené contre l’industrie musicale. Nekfeu se compare ainsi à Hugo TSR, rappeur indé qui ne pourra sûrement jamais faire de quad à Dubaï même s’il le souhaitait. Mais l’ennemi de la clique est très clairement Skyrock. Freeze parle de « rap ecclésiastique » en référence à la phrase de Laurent Bouneau expliquant pourquoi Alpha ne passait pas en playlist Skyrock. Alpha fait une ode au hustle en taclant cette non-présence sur Skyrock :
« Certifié disque roro sans entrer dans la playlist de Laulau, si j’l’ai fait, tu peux l’faire (tu peux l’faire, tu peux l’faire), qualité en guise de promo »
Au-delà du flex, la dernière phrase témoigne de l’ipséité d’Alpha. La qualité de sa musique est sa seule stratégie, et son seul combat. Le reste n’est que fioritures pour lui, de vulgaires instruments de manipulation détournant l’auditeur de la qualité intrinsèque du projet. Et comme il le dit, ça marche – au bout de deux ans quand même – car il a obtenu le disque d’or. Cette certification est seulement due aux réécoutes incessantes de fans érigeant UMLA comme un obélisque, un monument construit à la gloire des sons et mots. Ce résultat a été obtenu car Alpha s’est battu, non pas pour les autres comme un mercenaire, mais pour lui-même, comme un soldat.
Ces phrases, si elles sont taquines, ne sont pas non plus des attaques à la jugulaire. La phase la plus offensive revient à Nekfeu :
« Skyrock pédophile FM, chez nous y’a personne qui les aime »
Nekfeu fait référence à la condamnation de Pierre Bellanger, le PDG de Skyrock, qui fût accusé en 2008 d’avoir eu des relations sexuelles avec des mineures. Si le rappeur a par le passé participé à des Planète Rap, il semble aujourd’hui que la vision de la bande ait pris le pas sur des velléités commerciales.
Cette constante envie de non-compromis se traduit de manière globale par un projet complexe et dense, qui ne révèle toutes ses facettes qu’au bout d’écoutes répétées. Une écoute entre deux Zoom n’apportera pas autant de satisfaction que plusieurs écoutes attentives et posées. Cela peut freiner certains auditeurs à la recherche d’immédiateté, l’homogénéité sonore proposée n’aidant pas non plus à rentrer dans l’univers proposé.
Mais, dans une année 2020 où des artistes ont dépassé les attentes en termes de succès, il y a peut-être une place pour Alpha et sa clique. Les premiers chiffres le montrent déjà : c’est le meilleur démarrage en carrière pour un projet Don Dada, et donc pour Alpha. Déjà adoubé par les amateurs de technique, il peut trouver une résonance plus importante avec la don dada mixtape vol. 1, et ce sans jamais pervertir son art.
La place du roi pourrait seoir à Alpha Wann, mais cela n’est pas dans sa philosophie. Laissez les masses trouver leur champion. Alpha, lui, restera le Don.
Pas de compromis.