Freeze Corleone : de LMF à ADC, itinéraire vers la grandeur

« Chen Oussama » décide de revenir mettre les couverts trois ans plus tard, jour pour jour, après la sortie de son premier album en larguant L’Attaque Des Clones. Album venant couronner plusieurs années de travail, parachevant une ascension fulgurante qui a commencé avec le – classique ? – LMF. Freeze Corleone a parcouru du chemin, et ce n’est pas un euphémisme que de le dire. Alors direction le sommet, mais attention la pente est abrupte.

Du chemin a été fait depuis les polémiques

Entre l’épisode 1 et 2, Freeze a eu le temps de faire taire ses détracteurs en dehors du rap. Les accusations d’antisémitisme ? Balayées par la justice. Cette dernière prononçant des non-lieux suite aux plaintes déposées pour antisémitisme. Les accusations de trouble à l’ordre public qu’a suscité sa tournée de Zénith ? Écartées elles aussi à coups de recours administratifs ayant donné raison au Chen.

Comme une allégorie de son insolence envers ses opposants et les institutions, le principal concerné prendra même le temps – sourire narquois en coin – de faire un pied de nez au ministre de l’Intérieur lors de son Zénith le 25 novembre 2023. En effet, il sera demandé au public – sur un ton moqueur – si des débordements ont eu lieu lors du concert pourtant annulé par le préfet quelques jours avant. Ce à quoi les ekipiers présents ont répondu en cœur par la négative, témoignant de la fanbase acquise à la cause du rappeur qui s’est constituée au cours des dernières années.

D’ailleurs cela semble être l’une des très rares fois que le principal intéressé prend la parole directement face à ses détracteurs. Préférant la plupart du temps laisser la justice s’en occuper, ou répondre via des skits bien placés résumant sa position. À l’image de celui sur Isshin Ashina où l’artiste laisse un extrait d’une minute trente du Roi Heenok expliquant l’emploi scabreux du terme « nazi ».

La réussite symbolique et matérielle du leader de la Secte

Dans cette ascension ponctuée par la sortie de l’Attaque des clones le 11 septembre 2023, le Professeur Chen est réellement devenu le Professeur Agrégé en passant un examen que peu de rappeurs peuvent se vanter d’avoir réussi. En effet, après s’être dévoilé au grand public avec le très grand LMF, le principal concerné s’est vu être invité sur plusieurs projets. Que cela soit par ses frères d’armes de la LDO, des compilations d’artistes, des têtes d’affiche françaises voire des têtes d’affiche à l’international : tout le monde voulait avoir les prestations percutantes de Chen Oussama sur son projet. Ce dernier n’avait donc pas menti en affirmant : « audio-dope c’est comme des accros de crack », C10 Afro S ft. Freeze Corleone.

Parmi ces invitations en grande pompe, relevons d’abord celle sur le très attendu Jvlivs II de SCH avec le morceau Mannschaft. Morceau tenant toutes ses promesses, Freeze a su adapter une attitude idoine à l’ambiance de l’album en utilisant notamment de nouvelles gimmicks : relevons le « hey » qui ponctue les premières phases de son couplet. Puis en savant accélérer pertinemment à la fin de sa prestation, sans tomber dans le fast-flow, le Chen a su donné une réelle impression d’être aux commandes du véhicule et qu’il sait ce qu’il fait. Il conviendra ensuite de souligner le bon passage de Voldemort – nouveau nom que le principal intéressé s’est octroyé sur ADC – sur le projet commun SVR entre Kaaris et Kalash Criminel, délivrant une prestation de haut vol qui est une quintessence de ce que Freeze sait faire.

À domicile comme à l’extérieur : fidèle à lui-même

Si nous prenons le temps de nous attarder sur un détail qui a son importance, notons que l’arrivée du Professeur Agrégé sur les deux couplets des morceaux sus-cités est une dédicace aux artistes l’ayant invité. Effectivement, en dédicaçant SCH avec « S/O le S depuis Gomorra » (l’un des premiers singles ayant porté SCH auprès du grand public rap), puis en adressant ses salutations à Kaaris et Kalash criminel avec « Big Freeze, big Kalash, big Kaaris », le rappeur originaire de Dakar veille toujours à rendre hommage à ceux qui l’invitent.

Évidemment, cette réussite symbolique d’être invité par le gratin des têtes d’affiche paraitrait maigre sinon illusoire sans une réussite tangible à côté, autrement dit des certifications. Loin d’être un gage de qualité musical, il est pourtant difficile de reprocher à Freeze Corleone de s’être compromis pour les obtenir. En effet, ne faisant pas de refrains – comme lui et Kaki Santana l’affirment au travers du nom de leurs deux collaborations – nombre de ses morceaux de facto rappés ont obtenu les certifications les plus prestigieuses (S/O Congo pour les platines).

©Miaous B

Citons parmi ceux-là le plus récent en date, Chen Laden, outro de LMF certifiée single d’or le 11 janvier 2024. Dans celle-ci l’artiste clôt l’album à la manière dont il est entré. C’est-à-dire avec un couplet unique, dans une ambiance trouble et obscure, où il démontre toute son aisance au micro en accélérant et ralentissant – après tout n’a-t-il pas dit qu’il sait piloter comme un vieux blanc allemand ? – avec une dextérité que peu de MCs arrivent à maîtriser.

Numérologie

Outre ses propres morceaux qui ont été certifiés, le rappeur originaire de Dakar s’est même permis le luxe d’aller glaner un single d’or sur la compilation CRCLR – acronyme pour C’est Rien C’est La Rue – avec le morceau Téléphone sorti en mai 2021. Morceau parfait pour accompagner l’été de sa fanbase qui s’étend à ce moment-là avec une étonnante rapidité car, comme il le dit lui-même sur le titre, « c’est le temps de prendre de l’expansion ». Performance difficilement critiquable du Chen, il a su amener une ambiance fumeuse et ténébreuse en appliquant un filtre sur sa voix à la manière de Big Pharma sur la première partie du morceau. Pour, ensuite, envoyer la prod ad patres dans une seconde partie où le rappeur étire les lines comme il sait si bien le faire à l’image du, lui-aussi certifié single d’or, Tarkov.

Il conviendra de relever que cette ascension du Chen s’est traduite dans ses textes. En effet, sur Chen Laden il pose : « 16 barres égales 10 stacks », autrement dit pour un couplet de 16 mesures du Professeur Agrégé il faudra débourser dix mille euros. Tandis que sur Réunion, morceau figurant sur le projet TVX de Stavo, paru le 8 septembre 2022, Freeze Corleone affirme « 20-21 négro si je veux je peux facturer la ligne à 10k ». Cela peut sembler anecdotique, pourtant la symbolique y est forte : le Chen a réussi à se hisser en haut des charts, pouvant désormais imposer son tarif.

L’exportation du Chen en dehors des frontières

En tant que marqueur fort de notre époque attestant de l’installation d’un rappeur dans le paysage du rap, voire musical, français, l’arrivée de Freeze Corleone sur des plateformes où il n’est même pas présent est notable. Cela se manifeste, par exemple, par l’adoption de l’intro du morceau Polémique en tant que trend dans la tiktok-sphère. Ou encore par le remix de son couplet sur 669 Tah sur l’instru de Fukumean sur TikTok, propulsant ainsi Philippe Lin dans les oreilles du plus grand nombre. Ainsi, cette exportation de Freeze en dehors de ses frontières, et ce malgré lui dans la mesure où ce n’était pas intentionnel de la part de l’artiste, témoigne bien de l’ascension fulgurante et de la nouvelle dimension que prend ce dernier. On pourrait penser qu’il s’est arrêté là, ce qui aurait déjà été remarquable pour un artiste encore underground à une époque pas si lointaine.

Il serait effectivement criminel d’oublier de mentionner l’exportation du Chen à l’international, notamment avec l’énorme collaboration avec Corteiz à la fin d’année 2021 portée par l’intense Règne sur le monde. Pensé comme un morceau servant à porter la collaboration de CRTZ et le 667 dans les oreilles des auditeurs, la performance incisive du Professeur Agrégé pourrait presque paraitre maigre au regard de sa pile de cadavres de prod. Pile dans laquelle Freeze est allé jusqu’à poser une très bonne performance sur Polémique avec la tête d’affiche britannique Central-Cee.

Impact et influence

Également, on notera la performance d’El Freeze, bien que discrète, sur le titre Eurovision de Central Cee rassemblant divers artistes du continent européen. Présent sur le morceau le temps de quelques bars, Freeze fait ce qu’il sait faire de mieux sur une prod drill en ponctuant son passage par une dédicace à son acolyte Zuukou Mayzie pour les armes qu’il détient. En sus, le natif des Lilas se permet même le luxe d’une ouverture musicale réussie avec le rookie JEY BROWNIE sur le morceau Movie, dans lequel Freeze accompagne très bien un artiste mélodieux à côté de lui, toujours dans cette optique de prendre de l’expansion sans jamais compromettre sa formule.

Enfin, exemple relevant davantage du burlesque mais qui n’en témoigne pas moins du succès avec lequel Tom Jedusor a su imposer ses codes à tous, et ce, au-delà des frontières de l’Hexagone, le principal intéressé est devenu père. La manifestation la plus flagrante étant un rappeur d’origine serbe reprenant tous les codes du principal intéressé : le choix des prods, l’imagerie masquée, le flow et les cadences.

En résumé, Freeze n’a pas chômé depuis le 11 septembre 2020, au contraire, il en a parcouru du chemin avec toujours le même objectif : faire des sous sous le Soleil sous les gouttes, et prendre toutes les coupes.

Des accidents de parcours

Il est difficile de retracer l’ascension de Freeze Corleone entre le 11 septembre 2020 et 2023 sans parler de certains sujets scabreux : Sadio Ryad, album commun entre Freeze Corleone et Ashe 22. Sorti en mars 2022, un an et demi après le game changer et classique LMF mais un an avant le très bon ADC, Tom Elvis revient dans Sadio Ryad cette fois accompagné de son partenaire originaire de Lyonzon : Ashe 22.

Album relativement peu attendu du public rap dans la mesure où la collaboration des deux artistes n’était pas réclamée. À raison : il s’agit bien là d’un succès musical et critique mitigé. Il ne semble effectivement pas rabaissant de dire que le niveau de Freeze contraste avec la faible polyvalence d’Ashe 22 sur le projet, qui peine à accrocher notre oreille tout au long d’un album avec pourtant des prods faites sur mesure. Étonnamment, le titre sobre et simple de l’album, Sadio Ryad, semble faire état d’un des plus gros écueils du projet : il s’agit ici de la juxtaposition de deux rappeurs bons dans leur domaine, sans réelle alchimie dans leurs performances. Marqueur fort du succès mitigé de cet album : aucun morceau n’a été joué lors du zénith du Chen le 25 novembre 2023.

De plus, sur le fond, il est également possible de relever certains freins à cette ascension. En effet, sur la forme Freeze Corleone a su aiguiser sa proposition musicale et sa DA pour faire mouche à chaque apparition. Cependant, quid de son écriture ? Certains membres du lobby avancent, à juste titre, que son écriture est devenue stéréotypée. Ce défaut trouvant son acmé avec ADC dans lequel le média Konbini a dénombré pas moins de 347 phases en « comme ». Le morceau le plus poignant de cet écueil étant Kpop dont le second couplet se finit sur neuf phases en « comme » d’affilée.

Le point culminant de l’ascension : l’Attaque Des Clones

C’est pour cela qu’ADC a une symbolique aussi forte : c’est le coup de tampon sur la carrière de celui que personne n’attendait aussi haut.  Il s’agit du peaufinage d’années et d’années de travail au cours desquelles Freeze Corleone n’a travaillé que pour s’améliorer et devenir maître de sa formule, malgré les bâtons mis par le système – jusqu’aux plus hautes sphères de l’État – pour tenter de polir son expression. En un mot, ADC est l’album où Freeze a su mobiliser ce que tout le monde attendait de lui et sortir le projet dont il était capable, dans un album au cours duquel Freeze a su délivrer morceau après morceau des performances de haut vol.

En effet, là, où LMF souffrait d’un ventre mou à certains moments, ADC peut se vanter d’être constant tant le Chen diversifie les ambiances en sachant garder un rendu cohérent avec une atmosphère claustrophobe. Par ailleurs, il conviendra ici de parler exclusivement à la troisième personne du singulier.  En effet, Chen Laden a réussi un exercice là où beaucoup d’autres ont échoué, dans une ère de musique fast-food où les artistes deviennent de plus en plus fades lorsqu’ils sont seuls. Une ère dans laquelle porter un album de 13 titres seul devient quasi mission impossible, pourtant Freeze semble avoir réussi. Mission impossible réussie comme Ethan Hunt ? On peut dire que oui.  Car oui, depuis 2016, quelque chose n’a pas changé : c’est lui le magicien dans la cuisine.

Perfectionner la formule

ADC ne sera probablement pas un classique comme l’est LMF dans le paysage du rap « mainstream » ou PBB pour ce que ce projet représente dans la carrière de Freeze et plus globalement sa signification pour la scène underground. Ça n’en reste pas moins l’aboutissement d’une formule qui fait parler en bien comme en mal. Très bon projet porteur de valeurs qui se perdent, et allégorie d’une mentalité qui a permis à Chen Laden d’être là où il en est aujourd’hui.

Les problèmes de longueur que l’on pouvait trouver sur LMF ? Gommés. L’aspect démoniaque que l’on pouvait trouver sur Numérologie ? Poussé encore plus loin au point que même les réunions du Bohemian Grove trembleraient devant la noirceur de Isshin Ashina ou la violence avec laquelle Freeze découpe sur Voldemort et la façon dont il y clôt son premier couplet avec l’énorme « pétasse ». Certains étaient restés sur leur faim pour l’autocensure sur Hors-Ligne ? Une pique frontale au ministre de l’Intérieur et à toute l’ancienne génération du show-business français, avec en prime quelques railleries adressées à des personnalités d’extrême droite.

Ombre est lumière

Comme à son habitude, le Chen a délivré une intro grandiloquente avec un couplet unique sur fond d’atmosphère oppressante sur MW2. Ici Freeze laisse véritablement la prod et ses basses percutantes exsangues. Il revient plus revanchard et sardonique que jamais avec un skit de plus d’une minute trente à la fin sonnant comme un avertissement que les polémiques ne l’ont pas atteint. L’enchaînement avec Isshin Ashina, sur laquelle il délivre son couplet dans une ambiance guerrière et brumeuse, marque une entrée en matière telle que Freeze sait les faire. N’oublions pas le ventre de l’album, du très maitrisé Ancelotti jusqu’au terrifiant Voldemort, dans lequel le Chen continue d’étaler sa maîtrise en termes de kickage.

©Fifou

Cela vient pourtant dénoter avec une fin d’album empreinte d’une ouverture et d’une clarté inédites dans la formule habituellement proposée par Freeze. En gardant la plus grande surprise de l’album pour la fin avec Jour de plus dans laquelle le cracheur de flammes sénégalais s’essaye au two-step, puis avec la conclusion Lamborghini bénie teintée de notes de piano sonnant comme le discours d’un général après une guerre gagnée. D’ailleurs, outro dans laquelle Freeze se livre sur sa vie personnelle comme rarement, en énonçant qu’il « sort d’un long tunnel sombre », possible référence à cette décennie passée où il n’a fait que travailler.

Des critiques justifiées ?

Cependant, il est quand même possible d’avancer quelque chose contre ces critiques qui ont leur légitimité. Qu’attend-on de Freeze Corleone si ce n’est de rester fidèle à ce qu’il est depuis ses freestyles dans sa chambre en 2009 et À la recherche de la daillance ? Nous pouvons même regarder le problème d’encore plus haut : n’y a-t-il rien de pire pour un artiste que de servir aux auditeurs ce qu’ils attendent de lui ? Alors il semble que l’on soit devant un dilemme ici. Va-t-on jeter la pierre à un grand artiste de notre génération pour continuer de peaufiner une recette qu’il perfectionne depuis plus d’une décennie et dans laquelle il excelle ?

Loin de faire l’éloge des rappeurs qui s’enferment dans une case, mais lorsque cette case devient si bien polie, si bien travaillée tant sur la forme que sur le fond, ne devient-elle pas plus qu’une simple case ? Ne devient-elle pas un univers à part entière ? Et dans cet univers Freeze semble savoir y faire et parait être au meilleur de sa forme musicalement.

Alors, Freeze semble être au top de sa forme, voire dans la continuité de son apogée de 2020, mais qu’est-ce que Freeze pourrait nous proposer pour ponctuer sa trilogie ? Et que sommes-nous en droit d’attendre après la trilogie LMF-ADC-LRDS ?

Ce que pourrait réserver le futur

Il est évidemment bien trop tôt pour lancer les pronostics, mais il ne semble pas illusoire d’être en droit d’attendre de Freeze qu’il nous propose une version finale de sa recette sur LRDS. Ce ne serait aussi pas impossible d’assister à un changement à 180° avec une ouverture musicale plus marquée qu’un morceau two-step en fin d’album. Il n’est pas non plus impossible de penser qu’après cette trilogie Chen Oussama prendra une longue pause, n’ayant jamais caché son envie de ramasser le plus de tales possible et ne pas s’éterniser dans le rap : « tu rappes encore t’as presque l’âge d’Emmanuel Petit », cf. LRH. Ou peut-être se trame-t-il un album en commun avec un autre cracheur de flammes avec qui il a déjà collaboré ?

©Noémie Lienou

Quoiqu’il en soit nous sommes à un tournant de la carrière de celui qui il n’y a pas si longtemps que cela était fonscar à Rungis à 5h du mat dans le MIN, et le meilleur semble encore devant lui et la Secte. Ekip.

Ylian
Ylian
Un Marocain trop calme comme on n'en fait plus

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