La UK Drill est déjà condamnée

Freeze Corleone est à l’underground français ce que le 11 septembre est aux théories complotistes. Alors quand en début d’année, le gourou de la Secte reprend le très en vogue Welcome To The Party du regretté Pop Smoke, la terre tremble au pays du 667. Plus qu’un remix, il témoigne d’une infiltration : celle de la UK drill au sein de toutes les couches du rap game international. Focus sur un genre musical qui sillonne les bas-fonds en tenue de camouflage, et sur lequel le rap français commence (vraiment) à ouvrir l’oeil.

From London with love

Il y a des histoires qu’il vaut mieux garder pour soi. Celles des rappeurs encagoulés du South London en font partie. A l’été 2018, un débat enflamme l’Angleterre, son gouvernement et ses chaines de télévision. Un débat qui concerne un mouvement musical méconnu, et qui provoque l’agitation des auditeurs comme de l’opinion publique. Cette dernière ne tarde d’ailleurs pas à se scinder en deux camps. Entre ceux qui soutiennent et ceux qui réprimandent, un son « nouveau » (du moins pour le non-averti) commodément appelé UK drill, et qui n’en finit plus de diviser tant il apparait clivant. Peu à peu, il commence même à se faire une place dans le flux d’information télévisée, et donc à rentrer dans les chaumières par le petit écran… mais surtout par la mauvaise porte.

Car ce nouveau son, dérivé anglais de la drill née au début des années 2010 à Chicago, peine à toucher le grand public autrement que par les casseroles qu’il traine à ses pieds. Si des groupes désormais iconiques outre-Manche comme 67 (et son leader Scribz) ou 150 le modèlent depuis 2012, il faut attendre 2017 et la recrudescence spectaculaire des attaques au couteau dans les quartiers londoniens pour que les grands médias ne daignent y apporter un brin d’attention. Vite accusée de « glamouriser » la violence, la drill se retrouve alors sous le feu des projecteurs et des bastos du gouvernement. Scotland Yard réclame la censure de dizaines de clips, le rappeur M-Trap est jugé pour meurtre avec préméditation sur la base des paroles de ses morceaux, et c’est tout le petit monde de la drill anglaise qui se voit coller une étiquette qu’on enlève pas : a music to be murdered by.

Celle qui se différencie de son homologue américaine par des flows nerveux, des expérimentations rythmiques et le grime qu’elle incorpore subit, malgré ses différences, un traitement médiatique bien trop proche de celui réservé en son temps à sa grande soeur. Rien de bien nouveau en effet pour un genre à la nature clivante, et qu’on accuse des pires infamies depuis ses premiers remous de l’autre côté de l’Atlantique.

A l’époque, Chicago devenait « Chiraq » et les médias s’en félicitaient dûment, mais plus personne ne parlait musique. On avait réduit un genre entier aux débordements de ses géniteurs sans chercher ni à en comprendre les conséquences, ni à en expliquer les causes. Chief Keef, Young Chop, Fredo Santana et autres membres du 3 Hunna continuaient à battre le fer dans l’ombre et prenaient la mesure des réseaux sociaux comme nouveau mode de distribution, bien loin des canaux des grands médias dont la drill s’est, depuis les premiers bouillonnements, affranchie sans concession. Et ce y compris en Angleterre.

Paname influence le monde

Trop violent et laissant la parole libre à une génération de rappeurs prétendument élevée aux drive-by shooting, ce genre musical n’a, dans les images qu’il renvoie ou le mode de vie qu’il revendique, évidemment pas la côte auprès de toute une frange de la population. Pas étonnant donc, vu son pedigree, que la France ne l’accueille elle aussi par la petite porte.

Kaaris en avait popularisé la version chicagoane au début de la décennie passée. 1PLIKÉ140 et Gazo font partie des premiers pèlerins de son pendant anglais. Deux artistes qui restent globalement confidentiels mais bénéficient d’une notoriété grandissante sur la scène underground hexagonale. Leurs flows cadencés et leurs ad-libs criants interpellent l’auditeur et l’irradie d’une énergie nouvelle dans le paysage rapologique francophone, qu’on sait tiraillé entre ceux qui choisissent d’innover au détriment des chiffres, et ceux dont la démarche artistique se résume à empiler les liasses (et donc souvent à appliquer les schémas préconçus des singles calibrés pour la radio et les playlists Spotify). Au sein d’une industrie où le choix se résume grosso modo à « marche ou crève », 1PLIKÉ140 et Gazo ont fait le leur, et dessinent dans l’ombre ce qui sera peut-être le nouveau phénomène du rap français version 2020.

Car à en juger par certaines tendances, la UK drill (dont la force à l’export nous amènera peut-être à en revoir le nom) pourrait emprunter une trajectoire bien différente de celle qu’on aurait voulu qu’elle trace. Pour preuve, l’appropriation du genre par des artistes à fort potentiel commercial. Le 25 décembre dernier, Drake surprenait son monde en sortant le single War, et lançait définitivement le mouvement auprès du grand public. Produit par l’anglais AXL Beats, c’est toute une nouvelle frange d’auditeurs qui s’exposait sans trop le savoir aux coups de boutoir de la drill version South London, sur laquelle le rappeur canadien apportait un coup de projecteur nécessaire à défaut d’être complètement innovant.

Quelques semaines plus tard, c’est Bigflo & Oli qui s’essayaient à leur tour au genre en proposant un remix du morceau de Drake…. La UK drill s’ouvrait alors à des perspectives inédites, et touchait ce faisant le point de non-retour. Celle qui s’était au départ constituée comme un relent, une expression de la violence indicible qui rythme la vie des quartiers d’Englewood et de Brixton, se voit popularisée chez nous par deux des rappeurs les plus lisses de l’Hexagone. Dénuée de toute sa porosité originelle, il n’en reste plus qu’un son, certes identifiable, mais dont on se demande si il n’est pas condamné, comme les autres, à passer à l’essoreuse, dès lors que l’industrie mainstream y a jeté son dévolu. Car pour qu’elle vende, il faudra bien en lisser le propos.

L’exception New-Yorkaise

Cela dit, si les noms de Pop Smoke, Fivio Foreign ou Sheff G ne vous évoquent rien, vous êtes surement en train de passer à côté de quelque chose. Depuis 3 ans maintenant, une nouvelle génération étiquetée « drill » s’implante solidement au sein de la scène rap de la Grosse Pomme. Le quartier de Flatbush situé en plein coeur de Brooklyn est ainsi témoin de l’émergence de ces nouvelles têtes, animées par une volonté commune : redorer le blason d’une ville en perte de vitesse comparativement aux nouveaux ogres d’Atlanta, de Memphis ou de Caroline du Nord. Et dans cette quête de renouveau, l’influence londonienne apparait comme point de bascule. Les productions de 808 Melo et AXL Beats inondent alors le marché de la drill new-yorkaise sans jamais le saturer, comme en témoigne le récent succès international de Bashar Barakah Jackson… aka Pop Smoke.

Le mercredi 19 février, la surprise laissait place à l’effarement quand en milieu d’après-midi en France, on apprenait la mort du jeune artiste de 20 ans, assassiné de sang-froid dans sa résidence d’Hollywood Hills. Les hommages se succédaient alors pour célébrer la fraicheur et la créativité d’un jeune homme qui laisse derrière lui deux projets estimés, un hymne et beaucoup de regrets.

Avec Meet The Woo, il était parvenu à imposer son timbre de voix inimitable qu’il trainait sur les cordes et les samples de voix caractéristiques des productions de 808 Melo, offrant à ses morceaux un aspect théâtral, quasi-mystique dont on regrette déjà qu’il ne nous touchera plus. Si Meet The Woo 2 est tout aussi réussi et laisse place à une plus grande variété de producteurs (Cashmoney Ap et Wondagurl sur Mannequin, Yoz Beats sur Invincible, Get Back ou Element), son Welcome To The Party évoqué en introduction de l’article restera le principal coup d’éclat d’une carrière qui commençait à peine. Pas de doute donc que son oeuvre continuera à vivre des rues de Flatbush à celles de France, et que son public célèbrera le potentiel d’un jeune homme qui aura amené la UK drill sur le devant la scène, et ce en à peine plus de six mois. Mais au-delà de cette exception new-yorkaise, retenons que la UK drill est sans doute d’ores et déjà condamnée. Et ce à la seconde même ou les pontes de l’industrie musicale s’en approprient la forme… tout en en délaissant le propos.

Ainsi, et de manière générale, c’est l’ensemble de nos rapports aux flux et aux tendances qu’il s’agit d’interroger. Car la créativité au sens premier du terme vient des environnements où la « norme » n’en est pas une, et où la liberté artistique peut s’exprimer sans se contraindre à un quelconque besoin de rentabilité, et donc d’être commercialement exploitable ! Mais qu’une fois dépouillé de ses créations, le milieu dit underground devient souvent le nouveau mainstream, et apporte à ce-dernier les nouveautés nécessaires à son foisonnement, voire pire, à sa survie en termes financiers.

Alors la UK drill devient, comme la trap auparavant, le nouveau gagne-pain des maisons de disques, et perd ce qui depuis les rues de Chicago en passant par celles du sud du Londres avaient fait sa force : son refus du conformisme, et sa volonté de dire ce qu’on taisait jusque-là. Et ce peu importe ce qu’en pensent les médias. Pas sur que Gazo, 1PLIKÉ140 et Freeze Corleone, aussi talentueux et créatifs soient-ils, puissent inverser la tendance en France.

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