En 2020, AnNie .Adaa, qui partage son art depuis quelques années déjà, prend un nouveau départ avec ce pseudonyme à l’orthographe tout aussi déroutant que sa musique. Les projets CHIEN, QU’AUJOURD’HUI NE MEURE JAMAIS, et Juste Un Peu De Ciel, sorti le 18 avril dernier découlent de cette volonté de toujours pousser le rap dans ses retranchements et de brouiller les frontières entre les registres. Aujourd’hui, il accepte de répondre à nos questions sur ce dernier projet et nous partage les clés de sa démarche créatrice.
L’avant-gardisme
Ma première question est liée aux innovations sonores qu’on peut entendre dans ta musique mais aussi celle d’autres artistes, comme 23wa avec qui tu as collaboré l’année dernière, sur le morceau 11AA00. À la première écoute, c’est presque impossible d’entendre ton couplet à cause du son qui sature donc je voulais savoir si tu avais proposé de poser comme ça ou si la prod était déjà mixée de cette manière ?
Mon couplet était complètement audible, c’est 23wa qui a décidé de baisser la stature du couplet. C’est un choix artistique, que je comprends à moitié, après c’est son projet, c’est lui le chef-d ’orchestre, il fait ce qu’il sent mais c’était pas ma volonté. Quand on l’a écouté avec mon équipe on savait pas si c’était une nouvelle proposition ou du sabotage mais à la fin je me suis dit que je m’en foutait tant que lui [23wa] s’y retrouvait humainement et artistiquement. Nous on essaie d’être avant-garde mais d’avoir quand même un équilibre pour que ça reste audible et pour que les gens puissent avoir une grille de lecture assez large. Dans mon projet j’écris pour moi et je fais de la musique pour les gens, là où 23wa je pense qu’il fait aussi de la musique pour lui, chacun à sa vision de son art, en tout cas moi j’aime ce qu’il fait et son originalité, je suis amateur de l’abstract rap mais j’avoue que quand tu participes à un de ses projets tu sais pas trop à quoi t’attendre.
On remarque un point de bascule dans ton évolution musicale, au niveau des prods avec deux producteurs avec qui tu collabores : Jesza et Jim Casanova
Ouais, on a commencé à bosser ensemble pour QU’AUJOURD’HUI NE MEURE JAMAIS en 2021, on s’est rencontrés via Schumi1, d’abord individuellement puis à un moment je leur ai dit : « les gars, je crois qu’on se comprend vraiment, on est en train de créer un truc que j’ai jamais entendu, donc venez on fait avancer le projet et on garde cette singularité, que ce soit sur scène ou en studio ». Ils étaient grave chauds donc on a décidé de mener cette aventure ensemble, ils sont grave dédiés à la cause, c’est pour ça qu’ils sont sur tous les morceaux. Moi j’ai aussi ma casquette de producteur donc on se comprend, on s’apprend plein de choses. Quand on commence quelque chose et qu’on a pas trop d’idées on se l’envoie, c’est un bête de trio qui marche trop bien. Franchement moi je suis trop content d’avoir rencontré ces gars-là parce que j’aurais pas trouvé mieux en vrai de vrai. Ils ont vraiment ajouté leur dimension aux morceaux de QU’AUJOURD’HUI NE MEURE JAMAIS.
À propos des prods, sur ce projet on retrouve LARMES DE SANG, qui sert en quelque sorte d’interlude instrumental mais dont on se rend même pas compte car il s’intègre très bien à une écoute d’une traite. T’as aussi sorti un double single (MENTALLY+RECOVER) avec une seconde partie plus planante, contemplative et instrumentale. Est-ce que ces hybrides entre instrumental et voix de tête te donnent envie de simplement faire des prods sans poser dessus ?
Carrément, je serais trop chaud. Pour l’instant je le fais pour moi, je dois servir ma cause en premier mais en session studio quand il faut produire y a pas de soucis. Après, avec la musique que je fais, je sais pas si d’autres rappeurs oseraient rapper sur ce que je rappe. Quand je fais une prod je pense pas à ce qui marche ou à ce que les gens vont en penser, je le fais vraiment pour moi. Mais plus tard oui, c’est clairement quelque chose que j’aimerais mettre en avant. Après je préfèrerais écrire pour les autres plutôt que leur faire des prods. Collaborer avec des gens pour l’écriture je kifferais trop, la production c’est autre chose, je m’amuse, sur un autre terrain de jeu, avec Jim, Jesza ou Roseboy, je prends moins la chose au sérieux, je me prends moins la tête alors que je devrais. En faire une activité, pourquoi pas ? Il faut voir quels artistes sont chauds d’avoir une prod d’AnNie .Adaa, c’est une question de moment mais je suis pas fermé.
Un nouveau rapport à la création
Justement, par rapport à l’écriture, dans le rap on met très peu de distance entre l’humain, l’artiste et son propos. Souvent les textes ont une part autobiographique et on a connu les conflits autour de la street cred donc écrire pour quelqu’un reste mal vu avec les rumeurs de ghostwriting. Ça te touche pas ?
Pas du tout, par exemple y a plein de phases que j’ai donné à des gens, plein de phases qu’ils m’ont données. Après évidemment, je reprends et je réécris tout mais des fois en studio, quand j’ai une phrase mal construite, Roseboy s’empêche pas de me dire « moi gros je l’aurais dit comme ça », c’est de la coécriture sans en être, ça me dérange pas. Faut penser le rap autrement maintenant je pense, faut avancer avec son temps et pour moi le rap tend à être la nouvelle pop. Il va falloir raconter autre chose, adopter d’autres regards et évidemment c’est bien d’être au cœur de ce qu’on fait mais pour moi c’est comme les prods : du partage. J’ai un poto qui écrit en ce moment, on fait des sessions studio ensemble et j’écris avec lui, ça le dérange pas. Mon rêve c’est d’écrire un livre et si demain je suis pas inspiré pour un passage, ça me dérangerais pas qu’un poto fasse un interlude dans le livre, ou si c’est un livre de nouvelles et que quelqu’un écrive cinq pages. Pour moi c’est de la collaboration, des synergies et j’aime trop ça.
Là où tu te démarques aussi, au-delà du côté collaboratif, c’est par rapport à ton engagement au sens propre. Tu prends des initiatives comme les soirées Reconnecting with people, tu participes aussi à un concert caritatif bientôt.
Oui, à la Flèche d’or dans le 20ème, quand t’as pas de thune et que tu sais pas où aller bouffer, tu peux y aller pour vraiment rien. La programmation est nickel, c’est un lieu où je me sens à ma place. Filer un coup de main de temps en temps, ça me coûte rien, je kiffe trop le faire, donc cette soirée avec eux et chanter devant des gens qui soutiennent la cause y a rien de mieux.
Dans tes textes mais aussi ta manière de poser et ton imagerie, on comprend que t’es habité par une rage de vaincre, avec un côté animal, mais on entend souvent que les rappeurs deviennent nul quand ils deviennent riches. C’est quelque chose qui t’inquiète ?
Honnêtement, à chaque projet j’ai peur d’être nul, de ne pas avoir grand-chose à raconter, c’est pour ça que je prends de grandes pauses d’un ou deux ans. Après QU’AUJOURD’HUI NE MEURE JAMAIS j’aurais pu enchaîner direct mais qu’est-ce que j’allais raconter ? Dans ce nouveau projet je suis plus apaisé, pleurer devant un micro tous les ans et faire le même album c’est pas ce que j’ai envie de faire. Après, quand je serai connu, est-ce que je serai nul ? Je pense pas, moi j’adore les paris, j’ai toujours été un outsider, que ce soit à l’école, quand il fallait que je passe mon bac, que j’entre à la fac, que je trouve mon premier taf, j’ai toujours charbonné deux fois plus que les autres. Est-ce que c’est parce que je suis noir ? Je sais pas mais cette peur là je l’ai toujours ressentie peut-être pas comme les autres, moi je suis toujours là pour les paris, pour prendre des risques. Ce qui me dérange avec la musique que je fais, c’est que les gens pensent que c’est élitiste, alors qu’absolument pas, c’est pour tout le monde. Les gens confondent la qualité et la popularité, tu peux être populaire en faisant de la bonne musique mais j’ai l’impression, sans tirer sur personne, que dès que quelqu’un devient connu, il baisse les curseurs. Moi je vais jamais arrêter de faire de la bonne musique.
Quel avenir pour la culture Hip-hop ?
C’est vrai que peu de rappeurs vieillissent bien après leur pic de popularité, les meilleurs disparaissent mais ça reste délicat de choisir le moment pour ne pas faire le projet de trop. Par rapport au côté élitiste dont tu parles, il y a de vraies fractures dans le public rap maintenant que le style domine l’industrie. Dans les concerts de rappeurs peu connu à la proposition originale, on voit que des blancs, donc est-ce qu’il faut prendre par la main une audience plus large et variée en faisant des concessions ou rester dans une formule personnelle quitte à te saborder en partie ?
Moi j’écoute tout, autant 1pliké que Werenoi, 23wa, GEN, Wallace Cleaver ou Kerchak, mais je produis la musique que j’ai envie d’entendre. Peut-être que parfois je me tire une balle dans le pied mais par exemple DOGMAN c’est un morceau plus ouvert, même si ça reste une prod d’AnNie .Adaa et de Jesza. J’ai ressenti la différence, les gens ont compris le son beaucoup plus facilement. Pour eux, le morceau est nouveau mais pas effrayant, alors que SATURÉ, les gens ont pas compris tout de suite. AnNie .Adaa c’est un projet qui s’écoute dans son entièreté, on a besoin de se plonger dans l’univers. Je m’inquiète pas trop pour la suite, là dans le projet il y a des morceaux plus ouverts mais j’ai pas l’impression de m’être travesti, je pense juste que c’est une question de temps et ça va le faire.
En ce moment on a l’impression qu’une partie du public rap est déconnecté des valeurs fondatrices du hip hop, on voit passer des avis d’extrême droite de la part de fans de Nekfeu, qui n’est pourtant pas le dernier à prendre position contre toutes les idées des héritiers de Le Pen. C’est lié à la manière de consommer la musique, pour 10 euros par mois on peut en écouter sans limite et ça conduit certains à ne pas prendre en compte les revendications des artistes, et de seulement l’écouter parce que ça leur plait. Tu penses que c’est un danger pour le mouvement ?
Avant on parlait de contre-culture, maintenant qu’il est ultra populaire, le rap suit le même schéma que le punk par exemple. Aujourd’hui être punk c’est plus qu’un style vestimentaire mais faut pas se laisser abattre, moi je pense avoir un discours politique, les racistes qui viendront en concert seront mal à l’aise, ils se sentiront pas à leur place et ils dégageront. Quand je dis « All dogs are allowed », il y a des limites, jamais je vais me vendre pour que le RN m’écoute. Aujourd’hui mon rôle en tant qu’artiste c’est de défendre plein de causes, par exemple avec le concert à la Flèche d’or. En tout cas je m’en fais pas pour le public que j’ai.
Pour finir dans ce thème avec une actualité, récemment la ministre de la culture multiple les apparitions dans les médias populaires du rap, d’abord au DMV show, ce qui a engendré une forte réaction sans pour autant entacher sa réputation, puis à Planète rap. PNL ou Luther qui prennent position contre la dérive intolérante de la France sont plus des exceptions que la norme, donc est-ce que tu estimes qu’au-delà du public, il y a aussi quelque chose qui a changé du côté des artistes ?
Oui clairement, parce qu’aujourd’hui on est dans un monde ultra capitaliste, il vaut mieux vendre des places de concert à tout le monde plutôt que se restreindre à ceux qui ont les mêmes convictions que l’artiste. Après quand t’es noir ou arabe et que tu fais du rap, que tu existes aux yeux du monde c’est déjà politique car d’ordinaire on écoute pas ces personnes. Mais si t’es blanc, que tu prends pas beaucoup position, et que tu vis de cette culture mise en avant par des personnes racisées, c’est plus difficile. Je comprends que certains ne parlent pas mais quand on fuit le débat face aux questions et qu’on prend zéro risques ça peut me saouler, je trouve ça limite un peu dangereux. Après, maintenant le rap est devenu un métier là où c’était qu’une passion, et je pense qu’il reste des artistes intelligents avec du cœur pour s’exprimer là-dessus
Il reste des garants du mouvement, mais certains même parmi les anciens, comme Booba qui retweet Marine Le Pen posent de vrais problèmes. D’un côté l’art est intemporel et survit à son créateur, de l’autre il ne faut pas occulter le contexte qui amène l’œuvre à voir le jour. On a besoin de rappeler l’origine du rap pour comprendre que Rachida Dati (ministre sous Sarkozy qui projetait de nettoyer les quartiers au karcher) n’a pas sa place au milieu de ses acteurs, pour les plus jeunes et ceux extérieurs à cette culture.
C’est une question d’époque, eux ils n’ont pas assisté à ces évènements, mais c’est aussi une question de recherches, il faut pas se mentir, les gens deviennent fainéants. Maintenant qu’est-ce qu’on fait ? On va parler aux gens ou on fait les aveugles ? Ya deux partis qui commencent à se profiler et il y a un peu un problème mais ça va se régler.
Ça me fait penser à ceux qui se plaignent sur Twitter de débattre avec des auditeurs qui n’ont jamais écouté Illmatic ou Mauvais Œil. Aujourd’hui beaucoup n’en n’ont rien à faire du rap, balancent une opinion au hasard et tous les passionnés lui tombent dessus parce qu’ils prennent le sujet au sérieux.
Tout le monde à accès à cette musique là aujourd’hui, depuis 1995 et la Sexion d’Assaut mais on peut pas leur en vouloir sinon on serait pas là à faire la promo du projet. Par contre, ce qu’on peut faire en tant qu’acteurs de ce mouvement, c’est d’avoir ces discussions, si on commence à avoir peur des fachos, on va plus rien faire.
Le nouveau projet
Finissons avec le sujet principal, j’ai pas pu écouter Juste Un Peu de Ciel donc je peux pas encore me prononcer mais comment tu décris ce projet par rapport à ceux que tu as pu faire avant, ou pour un public qui ne te connais pas encore ?
C’est un projet beaucoup plus réfléchi dans l’écriture, qui porte un message d’espoir que je trouve cohérent avec le projet précédent. Tu peux être qui tu veux, où tu veux et être humainement droit, faire les choses correctement avec une équipe qui se bat pour la même cause. Pour moi c’était évident de rebosser avec Jim Et Jesza. Musicalement c’est encore plus fou qu’avant, avec plein de prises de risques, plein de grilles de lectures où les gens peuvent se reconnaître. J’ai essayé de faire le plus fédérateur possible et la suite arrive très rapidement, je suis dans un élan de créativité. Le mot de la fin : tu peux être une personne de la communauté LGBT, être racisé, SDF, tant qu’on est dans le respect et l’amour, t’es autorisé dans la team, y a pas d’élitisme.
Merci beaucoup, on te souhaite de poursuivre cette dynamique et en attendant ton premier concert, le 18 octobre à la Maroquinerie, on te retrouve sur les plateformes et sur You Tube pour tes clips.