Benjamin Epps, la situation est gérée

L’impression qui saute aux oreilles lors de l’écoute du premier album de Benjamin Epps, c’est la maîtrise fournie. Pourtant, il passe une bonne partie de l’album à nous rappeler que la situation nous échappe. Ce qui n’est pas le cas sur le plan musical.

Les précédents EP parfois inégaux, ont permis d’atteindre ce ressenti d’âme, comme une catapulte pour accéder à un niveau supérieur, désormais à lui de ne pas chuter. Quelques titres laissaient entrevoir un bon sens, loin de son image arrogante. Certains vous diront que ce sont les règles du rap, d’autres prétexteront l’absence de street crédibilité. À ce sujet, l’un des arguments les plus justes nous vient peut-être d’Alino de Menace Records dans l’émission Ce Soir C’est OQP. Au détour de l’actualité en Février 2022, le frère d’Alibi Montana s’exprimait ainsi sur le rappeur de Bellevue : « Il est en droit de dire ce qu’il a envie de dire, parce qu’on ne va pas le formater ».

Benjamin aura finalement marqué son chemin par la force de sa musique. C’est elle qui nous a confirmé notre volonté d’aller à sa rencontre le jour de la sortie de “La Grande Désillusion”. Eppsito fait tomber la cagoule, bien plus tôt que ce que l’on aurait pu imaginer et propose un plan sans accrocs. Un album qui mérite son appellation car qualitativement bien emmené. On pourra toujours y chercher des défauts ou s’accorder de l’accomplissement artistique.


Va vite, deviens

Qu’est-ce qui te frappe le plus quand tu regardes dans le rétro ?

C’est mon insouciance que je vois, par rapport à qui je suis, ma musique, à la scène (tournée, etc). J’ai pris conscience de plein de choses, quand je regarde en arrière, je souris en toute humilité.

Tu as été pris de court ?

Oui, je crois, mais avec du recul, l’ascension a été belle. Elle n’a pas été simple surtout que l’album est sorti et le retour des gens est incroyable.

Quel est le feat qui t’a le plus impressionné en tant que rappeur ?

Seth Gueko et Josman. Le premier par rapport au featuring dont je suis l’invité et le second par rapport à sa participation sur mon album. Avec Seth, il y a une position où je me suis presque senti comme un élève. Tous les deux, nous avons écrit le texte sur place. Voir comment il approche les mots, la punchline, c’est puissant. J’ai été impressionné, je savais que c’était un artiste de talent, mais voir comment il construit le morceau, même quand je rentre en cabine, il me dirige sur ce que je peux dire et comment ça peut sonner. Pour Jos, c’est son implication dans le morceau. Il n’est pas venu le faire en tant que mec qu’on invite, il a partagé le morceau, en étant impliqué du début à la fin. J’avais déjà choisi un beat, il a tenu à écouter d’autres prods. On en a choisi une puis on est parti sur le thème ainsi que le refrain. Il fallait qu’on fasse un bon morceau et les retours m’impressionnent.

T’as été cité sur des échanges de DM via Instagram par Rocca et Ill notamment. Le premier, t’a invité sur son dernier album Cimarron. Qu’en est-il du second et de Freeze Corleone avec qui tu as posé en photo ?.

Avec Ill, on cherche toujours LE morceau, je pense que quand j’aurais le bon, ce sera pour mon second album. En ce qui concerne Freeze, il faut qu’on y réfléchisse. On a parlé de musique, mais à aucun moment, de rentrer en studio et faire un feat.

Comment tu te retrouves sur des collaborations comme Selah Sue, Lous & The Yakuza et Enchantée Julia ?

Selah Sue, c’est une connexion de maison de disques. Elle cherche à faire un remix français d’un morceau. Je suis fan de sa musique. Quand son manager épie la scène rap, il se rend compte que j’ai le style qui se rapproche d’elle et nous envoie un mail, pour que je participe sur un titre. Krisy (anciennement De La Fuentes) m’appelle un soir et me dit que Lous est au Mexique en train de faire son album et elle veut que je sois dedans. Bien sûr, on le fait ! Deux jours après, je suis dans son studio à Bruxelles pour l’enregistrer. Enchantée Julia, je la contacte après être tombé sur un de ses posts Twitter et tombe amoureux de sa voix. J’étais sur Triplé! et je voulais qu’on bosse ensemble, mais finalement, je ne trouve pas ce qui va faire le cut de l’EP. Elle nourrit l’idée en préparant le sien, je lui dis que ça m’intéresse d’y participer et on fait le morceau.

Bis Grisby

L’après-tournée a été lancée par le titre « Jeune » alors qu’on a coutume de recevoir des morceaux pêchus après une série de concerts comme la tienne, avec des images à l’appui. Pourquoi ce choix ? Qui au final, dénote de l’album.

Le morceau a été lancé le soir de l’Élysée Montmartre. Je tenais à donner quelque chose aux gens. Il aurait dû sortir avec ce concert, après on a été sold out, je me suis dit qu’il fallait faire un cadeau de remerciement. D’où la simplicité du clip.

Tu as accès à des médias grand public. Comment tu expliques que ton profil séduit tant même en dehors du milieu rap ?

L’écriture, je pense que c’est la clé, pour parler à des gens qui ne maîtrisent pas les codes, car tu serais surpris d’arriver chez FIP et de trouver Ruddy Aboab qui est un fan de Hip Hop, mais pas que… Le point commun qu’il y a entre lui et moi, c’est l’amour de l’écriture. Il est plus enclin à écouter ma musique que celle de quelqu’un, plus porté sur les gimmicks. On est quand même en France, pays de la littérature, c’est une donnée qui compte encore pour certains, au moment de croiser les univers. Je suis sûr que Charles Aznavour a pu se frotter à n’importe qui, il a choisi Kery James. Parce que ce pays a cette tradition de l’écriture, au-delà de ce que l’on pense ou vend. C’est ce qui transcende les courants. Non pas que je sois un littéraire, mais c’est une idée importante.

Comment s’est effectué le passage chez Sony ?

Comme tout le monde le sait, la proposition était intéressante, nous, on distribue de façon améliorée pour Mocabe Nation avec du marketing, mais c’est tout et vous continuez votre travail. Avant, on distribuait avec Spinnup, sauf que le problème qui n’en est pas un, c’est que tu n’as ni intermédiaire, ni interlocuteur, pour faire de la distribution à grande échelle. En physique, c’est un peu plus compliqué. Alors qu’on a un seul interlocuteur pour faire du digital et physique. La tentation était grande, Sony n’est pas décisionnaire sur ma musique, on peut bosser ensemble, faut juste que les conditions me plaisent.

Straight Outta Bellevue

Quel est le développement à venir pour Mocabe Nation ?

Pour l’instant, on a la production et l’édition. Le but est de développer la seconde branche et pourquoi pas avant mon second album, lancer un.e artiste à petite échelle (EP, développement). Si ça bouge bien, lancer la grande machine.

Est-ce que l’on parle de Syanur, Vicky R ou tu partirais sur des artistes inconnus ?

Je ne pense pas qu’ils soient concernés. Vicky se développe bien avec son équipe, elle est sur une pente ascendante et n’a pas besoin de nous. Ce qui m’intéresserait, c’est de faire découvrir des gens en allant chercher le projet, pour qu’il soit embrassé par le plus grand nombre.

Tu reviens fraîchement du Gabon où tu as donné un premier concert après la gloire suscité à l’étranger. Comment se sent-on dans ce cas-là, en rentrant chez soi avec le trophée comme Serge Ibaka champion NBA en 2019 ?

C’est la même sensation, sauf que je rentre dans un contexte difficile au niveau national. Il y a des tentatives de boycott, mais l’accueil est chaleureux. Je réalise que ma tâche est plus grande que ce que je pense. L’une des choses dont j’étais le plus fier, c’est que les gabonais peu importe le bord politique, étaient au concert. Peut-être que j’étais dans une logique où j’ai essayé d’apaiser les tensions. Aujourd’hui Benjamin Epps ne peut pas appartenir à un camp. Kesstate, l’homme que je suis, a une opinion, mais l’artiste que je suis appartient à tous les gabonais et je me dois de garder cette position. Tout le monde connaît la position de ma famille, par rapport à mon grand frère.

Question de survie

Et si la grande désillusion n’était qu’une question de survie ?

Exactement, sinon je fais quoi ? J’arrête la musique, je retourne faire du rap dans mon coin. Je suis engagé, c’est trop tard. Il y a des gens qui me connaissent et suivent. Je reçois des messages qui me font peur, où l’on m’écrit, je suis à bout et t’écouter m’aide à tenir. Quand tu lis ça, la musique ne t’appartient plus et tu ne peux pas te dire que tu vas tout claquer. Dans La grande désillusion, je rappe l’industrie c’est juste un nid de serpents. Je le pense vraiment, chacun veut faire de l’oseille, tout le monde s’en fiche de développer des artistes. C’est quelque chose qui m’a touché quand je suis rentré dedans. Je me disais que l’artistique était au centre, mais c’est terminé. Ce qui est vraiment la grande désillusion, même quand les mecs font des collab, c’est en se disant que ça va streamer.

Serais-tu le chaînon manquant entre le rap gabonais/africain et français ? Celui qui aura su mixer les deux cultures.

Je crois, cela donne de la force d’avoir une double culture. Bientôt dix ans que je suis en France, c’est une vie. Il y a des carrières qui se sont faîtes et défaites en ce laps de temps. Est-ce que je suis le chaînon manquant ? Je ne sais pas, mais je suis en train de tracer un pont. L’idée pour moi, c’est qu’il y a plusieurs Benjamin Epps qui sortent de là. Tu as un artiste comme Zamdane, né et a grandi au Maroc, est arrivé ici et maintenant a une fanbase, comme moi. Je ne sais pas où il en est dans sa carrière, mais ce type de profil, il y en aura beaucoup plus. Le succès dans le rap français ne sera plus franco-français et ça a commencé avec les belges. Ils sont arrivés, se sont imposés et plus besoin de venir du 92 ou 93.

Qu’est-ce qui est dit au début du titre « La tension » ?

C’est en Punu, qu’ il demande aux hommes et femmes de se réunir, un sample du groupe traditionnel Ikoku Y Dimbu. Les gestes sont très sexuels avec une tension quand ils dansent. Le morceau m’a renvoyé à ma culture.

International Flow

Comment t’expliques ta situation : « un BET sans un moment de radio ». Un trophée que tu as arboré durant ton séjour au Gabon.

Je n’ai pas eu besoin d’entrer en playlist pour avoir mon BET, je le dois à mon travail et à ceux qui m’entourent. Il a été emmené partout.

Les rappeurs veulent plus d’attention que de tension ?

Justement, parce que je joue dessus. Tout le monde veut son heure de gloire, tout le monde veut l’ascension, regarde comment les mc’s s’invectivent pour la tension. Parce que tu veux ton heure de gloire, tu veux l’attention des gens et parce qu’il y a des invectives, ça crée de la tension. Tu peux le tourner dans les deux sens.

Les feats se sont déroulés à distance où vous vous êtes retrouvés pour enregistrer ?

À part Angélique Kidjo, tous les feats se sont faits ensemble.

Sur « Libre » avec Mc Solaar, il y a comme une volonté de rendre hommage aux incontestés.

Avec Solaar, cela va même au-delà de ça. Il y a cette volonté de faire mon biggest flex. Je l’ai et tout le monde sait ce qu’il représente pour la culture Hip Hop en France. Pour moi, c’est le premier grand rappeur français.

Tu estimes que ce type de rencontre est nécessaire pour ta génération de rappeurs ou c’est selon le style de chacun ?

Je pense que c’est nécessaire pour ma génération de rappeurs, parce que ça fait bientôt quarante ans qu’il est là. Après autant de temps, tu as de l’expérience. Les jeunes ont forcément des choses à apprendre.

Lino, c’est le feat obligé lorsqu’on veut se challenger à plus expérimentés ? C’est votre second, après celui sur la réédition de Youssoupha – Neptune Terminus : « Desselines Flow ». Tu as eu la bonne idée de commencer en premier.

Exactement, Lino c’est quand tu veux jauger où tu en es dans ton truc. Il fallait que je commence en premier. Je ne le considère pas dans ma compétition. Au même titre que Oxmo, Booba, Ill, si je rappe avec eux et que je fais une bonne performance, ça me suffit. Je les mets à un niveau où je n’ai pas envie de les challenger, c’est un honneur.

Comment on décide de mettre ce type d’inédit uniquement sur cd ?

Toujours dans ma volonté de vouloir sacraliser l’objet. Un feat avec Lino, c’est trop facile de vous le donner sur les plateformes. Je le chéris et le mets sur un objet. Si ça se trouve, il viendra après, mais je me suis dit que je ne pouvais pas le donner comme ça.

La mort vous tend les bras

La mort prend une place importante dans l’album. Tu célèbres ton statut de père, en rappelant que tout a une fin.

La mort fait partie de la vie. Quand je dis que la mort est la seule certitude, c’est que tu peux être sûr de rien. Dans l’ethnie punu, on dit que l’enfant est celui de la mère, pas du père, car la mère l’a porté et lui, on peut toujours douter de sa paternité. L’idée pour moi est d’indiquer que la situation nous échappe, qu’est-ce qu’on fait ? On s’apitoie sur notre sort en pleurant ou on cherche des solutions ? Sur le morceau avec Josman, je dis qu’il faut y croire et avancer.

Maintenant que tu es père, que dirais-tu au Benjamin Epps d’il y a deux ans au sujet de « Que dieu bénisse les enfants » ?

Qu’il les bénisse mille fois, parce que ce sont eux le futur.

On sent une volonté de doser sur l’egotrip, même s’il est présent, ce n’est pas ce que l’on retient.

Je ne veux pas que ce soit ça qu’on retienne à mon sujet, j’ai plus de choses à dire que juste de l’egotrip. Il fallait marquer le moment en parlant au public, mais tu ne peux pas échanger si tu es toujours dans une position où tu te protèges. Des fois, il faut apprendre à être vulnérable. J’ai essayé consciemment ou inconsciemment de parler au cœur des gens.

Il n’y a pas de phase de désamorce, c’est quelque chose que tu as bossé pour l’album ?

Comme celle sur lala &ce etc. J’ai viré tout ça, je n’en ai pas besoin. Tu travailles pendant six mois sur un projet et soudainement, les gens réduisent tous tes efforts à ça.

Les instruments tiennent une bonne place dans les productions, ce qui donne un aspect orchestral. Qui a réalisé l’album ?

C’est DJ Stresh et Stefh One. On s’est dit en faisant l’album qu’on ne peut pas juste faire des sons. Il faut qu’il y ait une patte, on avait la colonne vertébrale avec Stresh puis Stefh est venu l’habiller. Quand tu écoutes la fin de La grande désillusion, il y a un piano, c’est Stefh One. Tous ces habillages sont leurs idées. On a réalisé le projet à trois, après tu prends les avis des gens qui comptent.

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