La prostitution vue par Kendrick Lamar

Le rappeur californien est réputé pour la qualité de son écriture et ses textes conscients. Retour sur 2 des musiques les plus marquantes de sa carrière.

Partie 1: l’histoire de Keisha

(Il est conseillé de regarder la vidéo ci-dessus, qui contient la musique et sa traduction, avant de lire la suite de l’article)

Après avoir publié plusieurs mixtapes et EP, Kendrick Lamar a sorti son premier album studio, Section.80, le 2 juillet 2011. Le disque traite de divers sujets sociétaux, comme l’épidémie de crack qui a touchée les Etats-Unis dans les années 80, le racisme, … Et la prostitution.

Dans la chanson Keisha’s Song (her pain), il fait du story-telling, il raconte l’histoire d’une prostituée nommée Keisha. Comme vous avez pu le voir, on apprend qu’elle a eu une enfance difficile, n’ayant jamais connu son père, ayant été abusée sexuellement par l’amant de sa mère quand elle avait 9 ans, ce qui lui a laissé des séquelles psychologiques, et ce qui l’a poussée vers la prostitution. Elle n’a pas eu de bonne éducation, et ne semble même pas avoir foi en Dieu. Alors que, selon les dires du rappeur, Dieu a foi en elle. Et pourtant, elle finira violée et assassinée.

La musique est intéressante pour plusieurs aspects, déjà pour sa description très réaliste et la vision compréhensive de l’artiste au sujet de la prostitution. Beaucoup de rappeurs traitent les femmes comme des objets, et considèrent les prostituées comme des « choses » exploitables, les jugent, les insultent. Kendrick, quant à lui, se démarque car il humanise les femmes qui font ce métier, les respecte, et pointe du doigt leurs tristes conditions de vie.

Il en profite également pour faire de la dénonciation, que ce soit au niveau des macs qui exploitent les fleurs du bitume et qui prennent quasiment tout l’argent que celles-ci gagnent, ou alors en critiquant certains policiers, qui, au lieu de protéger ces jeunes filles, les arrêtent et marchandent ensuite leur libération en échange de faveurs sexuelles.

  • Habilement, Kendrick souligne que ces problèmes n’ont pas de couleur, ils peuvent toucher n’importe quelle communauté :
She suddenly realized, she’ll never escape the allure
Of a black man, white man, needing satisfaction

 

  • Dans Keisha’s song, il fait un clin d’œil à son idole, le légendaire Tupac:
She play Mr. Shakur, that’s her favorite rapper
Bumping « Brenda’s Got a Baby » while a pervert yelling at her

 

Et cela n’est pas dû au hasard, puisque cette musique est largement inspirée par Brenda’s Got a Baby, qui raconte l’histoire vraie de Brenda, une jeune fille qui est tombée enceinte, et qui n’a pas eu d’autres solutions que se prostituer pour payer son loyer et s’occuper de son enfant. Comme dans le son de Kendrick, l’histoire est bien développée, mais la mort vient brusquement, et est très peu détaillée, de façon à marquer l’auditeur.

Le membre des Black Hippy en profite également pour faire une comparaison entre Rosa Parks et Keisha, dans le sens où la légendaire dame a refusé de se lever de son siège pour faire valoir ses droits et son envie d’égalité, pendant que Keisha va s’asseoir sur le siège arrière pour se faire prendre, sans protester, en ayant accepté son destin. Rosa s’est battue pour ses droits, Keisha a abandonné son combat pour les siens.

Le natif de Los Angeles conclut sa musique en parlant de sa propre sœur : au moment de l’écrire, elle n’avait que 11 ans, et Kendrick était loin d’être le richissime rappeur qui est mondialement connu comme c’est le cas aujourd’hui. A cette époque, il vivait chez sa mère à Compton (lieu où se passe l’histoire), et n’avait pas les moyens de mettre sa famille à l’abri du besoin. Il était donc normal qu’il ait des craintes au sujet de l’avenir de sa sœur et il lui a dédiée cette chanson afin de faire de la prévention à propos de la prostitution. Puis lui a faite écouter. Keisha’s song a beau être dédicacée à sa sœur, elle traite d’un problème mondial, et peut être écoutée par tout le monde. Les prostituées sont des humaines comme n’importe qui d’autre, et dans la majorité des cas, elles font ça pour survivre, le tout en étant exploitées. Faut les protéger et les respecter.

Kendrick et sa petite soeur.

Partie 2: « Sing About Me »

Le 22 octobre 2012, Kendrick sort son sophomore album Good Kid M.A.A.D City, qui est à ce jour considéré comme un chef d’œuvre. Ce projet contient la musique Sing About Me, elle se divise en 3 parties : dans les deux premières, deux personnages (interprétés par le rappeur mais qui ont réellement existés) parlent à l’artiste au sujet de certaines de ses anciennes musiques, et dans le troisième couplet, il leur répond. C’est donc sur la 2e partie (présente dans la vidéo ci-dessus) et la 3e partie que nous allons nous concentrer maintenant.

Dans ce second couplet, nous apprenons que la sœur de Keisha a eu une enfance tout aussi difficile, et qu’elle est également tombée dans la prostitution pour survivre. Kendrick prend un point de vue différent : dans Keisha’s song il utilisait la 3e personne du singulier pour raconter ce que faisait Keisha, sans réellement interpréter ses pensées. Il se contentait souvent d’être simplement dans le descriptif plutôt que dans le psychologique. Dans Sing About Me, c’est un angle beaucoup plus personnel et introspectif qui est utilisé puisque cette fois, la prostituée parle à la première personne du singulier, à savoir le « je », et elle fait part elle-même de sa vie et de ses pensées.

Les points communs entre les deux femmes au début de leurs histoires sont nombreux : deux jeunes adolescentes qui ont des problèmes familiaux, qui n’ont plus vraiment de chez soi, et qui se lancent dans la prostitution pour avant tout survivre. Par la suite, la différence entre les deux grandit, au point que la petite sœur de Keisha devient diamétralement opposée à cette dernière. Là où Keisha semble subir la prostitution et semble vouloir chercher une échappatoire (qu’elle ne trouvera jamais), sa sœur semble quant à elle prendre goût à cette vie, et pense même y faire “carrière“, avec l’objectif avoué de devenir riche. Par après, on se rend compte que c’est une droguée, et qu’elle est en pleine crise de folie, elle est dans un état de total déni. Elle se croit invulnérable (du moins tente de s’en convaincre en le répétant), et pourtant, à la fin on peut entendre le son baisser peu à peu, et sa voix qui s’atténue pour finalement disparaître. Ce qui laisse présager la mort -probablement par une maladie-, qui est amenée de façon beaucoup plus lente et implicite que l’assassinat de Keisha, ce qui conclue le contraste entre les deux filles de joie.

Le grand intérêt de ce couplet, c’est la problématique soulevée par la prostituée : Pourquoi écrire ce genre de son puisque ça ne va pas changer les choses ? cette remarque a souvent été faite au sujet de la musique Keisha’s Song, et Kendrick met donc tout en scène dans Sing About Me pour finir par justifier l’existence de ces deux stories-telling basées sur des faits réels.

Dans le troisième et dernier couplet, il déclare :

« Je veux montrer des choses plus authentiques que ce qu’on voit à la télé, quoiqu’il en soit je n’ai pas voulu la blesser ni m’immiscer dans sa vie personnelle (en parlant de Keisha), je compte les vies perdues à travers ces musiques, je regarde les faibles et je pleure, je prie pour qu’un jour ils soient forts, battez-vous pour vos droits mêmes quand vous êtes en tort, et j’espère qu’un jour vous aussi vous chanterez mon histoire, mais est-ce que je le mérite ? » on comprend donc que finalement il est compatissant et respectueux, et il ne veut pas juger, juste rendre hommage aux plus faibles et les encourager à se battre avant qu’il ne soit trop tard.

Rotka
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Life's a bitch and then you die

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