Shay – Antidote

Critique

Après 3 ans d’absence, celle qui s’impose comme l’une des plus grandes figures du rap belge et plus largement du rap francophone revient avec Antidote. Cet album, voulu comme plus introspectif, plus personnel que le précédent Jolie Garce est vendu par l’artiste comme un remède. Un remède à ses maux, un remède par les mots, passant d’une carapace qu’elle s’était construite au dévoilement d’une véritable vulnérabilité, toujours contrebalancée par des punchlines et des hymnes prônant l’assurance et l’amour de soi, d’autant plus en tant que femme dans une société et une industrie qui la rappellent constamment à son genre.

Depuis 2014, une ascension rapide et un bilan doux-amer

Shay est une artiste Belge, plus précisément de la ville de Bruxelles. Elle s’est faite connaître dans un premier temps en 2011 lorsqu’elle collabore avec Booba sur le morceau Cruella, sur le projet Autopsie Vol.4. Trois ans plus tard, Shay intègre l’écurie 92i et sort les singles XCII et 1200. Mais la véritable explosion du phénomène Shay a lieu pendant l’été 2016 avec la sortie du single PMW, qui sera par la suite certifié disque de Platine.

Fin 2016, elle sort son premier album Jolie Garce. Certifié disque d’or, Jolie Garce est un véritable succès commercial. Malgré ce succès, le projet laisse sceptique beaucoup d’auditeurs : il ne laisse pas vraiment transparaître la personnalité de l’artiste, les genres se mélangent sans grande cohérence artistique d’ensemble. En réalité, des singles comme PMW ou le plus introspectif – précurseur d’Antidote – Thibaut Courtois faisaient que beaucoup attendaient avec impatience le retour de Shay.

C’est donc après 3 ans et quelques featurings – dont l’excellent Pim Pom avec Jul, qu’elle avait mentionné sur le titre Mon Dealeur – que Shay revient avec un album nommé Antidote.

Un antidote aux erreurs du passé ?

Après un album doux-amer et une absence de 3 ans, absence extrêmement longue dans une industrie au rythme effréné, Shay était obligée de revenir avec une nouvelle formule ou au moins une formule plus aboutie. L’ossature reste la même : Shay est toujours quelqu’un de confiant, une femme forte, sûre d’elle qui sait s’imposer. L’idée d’être une « Jolie Garce » est toujours présente et l’auditeur n’est pas dérouté s’il connaissait la Shay de PMW.

Mais au-delà de ça, si on s’attarde sur les premiers moments de la vie de l’album, on peut noter qu’une volonté de rompre avec le passé est présente. Le premier extrait sorti de l’album était l’efficace « Jolie » le 30 novembre 2018 : dans le clip composé de deux plans séquences, Shay danse dans une pièce à côté d’un écran qui diffuse une séquence avec un serpent, se regarde dans un miroir brisé, avale un comprimé – l’antidote – et casse un téléviseur qui passe une image d’elle. Voilà où est toute la symbolique : en cassant le téléviseur après avoir avalé l’antidote, Shay remet à zéro l’image que les gens peuvent avoir d’elle et repart sur une nouvelle base. Mais tout ce que les gens ont retenu du clip c’est Shay qui twerk en culotte – alors que le passage ne dure que quelques secondes.

La réalisation du clip est assurée par Guillaume Doubet avec qui Shay rêvait de travailler depuis le début de sa carrière.

La direction artistique de l’album est exceptionnelle : des shootings aux clips en passant par la couverture, la palette de couleurs et les thèmes sont précis. La couleur dominante est sans conteste le vert, les motifs écaillés rappelant le thème du serpent sont partout et le style vestimentaire est entre le streetwear et quelques éléments punk au niveau des chaussures.

Au-delà des looks, tout le thème de l’antidote est cerné avec des visuels comme ceux publiés par Shay ici : on a rarement vu une tracklist sous forme d’ordonnance avec les prescriptions détaillées de chaque titre.

Une promotion fracassante

En plus du clip de Jolie, Shay a fait fort en invitant lors de son live à Planète Rap des danseuses en lingerie pour faire évoluer le regard des gens sur les femmes et se réapproprier la sexualisation du corps féminin. Le mot d’ordre reste éternellement celui promu dans PMW : « Laissez nous mener la vie qu’on veut »

Niveau interviews, Shay en a livré à différents médias et la plus introspective – le lien est toujours dans sa bio twitter – est celle « Arrêts sur Image » livrée à Rapelite où on en apprend beaucoup sur le processus créatif de l’album, qui se cache derrière Shay, la distinction entre les relations amoureuses en théorie et en pratique, comment Shay se sent en tant que femme et surtout : Shay est un personnage issu de l’esprit des jumeaux Shay et Le Motif (producteur, topliner, artiste).

Une artiste pas toujours là où on l’attend, ce qui peut donner quelques déceptions

Dans toute la période de promotion, un moment a semblé un peu détaché. C’est celui de la sortie du single Cocorico : l’inspiration baile funk, vue et revue depuis 2018 n’a pas convaincue et, pire, Shay était tellement attendue au tournant qu’elle en a subi les conséquences de plein fouet. Avec la rapidité des réseaux sociaux, elle a tout de suite vu que le morceau n’avait pas pris comme elle l’attendait. Pourtant, elle livre dans son interview Rapelite qu’elle aime toujours autant ce morceau et c’est pourquoi il figure toujours sur l’album, en bonus.

Dans la même idée, Même Pas Bonne apparaît aussi comme un « délire » au milieu de l’album. L’instrumental a des inspirations dancehall donc le morceau est catchy mais l’auditeur peut vite être lassé du morceau.

Des éléments puissants qui donnent sa force à l’album

Shay le dit elle-même : son projet la dépasse. Il est le fruit du travail de toute une équipe qui a l’habitude de travailler ensemble (déjà vu sur Réseaux ou Booska Un Son En Une Heure de PLK) composée du Motif, Wladimir Pariente, Jo A Touch, Junior Alaprod, Pyroman, Meryl, Heezy Lee…

Les morceaux les plus réussis sont ceux qui mêlent banger (grâce à l’équipe citée au-dessus) et vulnérabilité : l’album doit donc beaucoup à la puissance des toplines du Motif et de Meryl, aux mélodies de Wladimir Pariente, de Pyroman, au lyricisme de Shay et de Meryl (à surveiller avec attention, elle a fait ses armes auprès des plus grands du jeu actuel et promet d’arriver en solo prochainement).

Parmi ces morceaux on trouve Prends Ton Time, banger qui fait penser à ce que fait Hamza, produit par Jo A Touch, Le Motif et Junior Alaprod. Dedans, Shay parle d’un dialogue où on lui dirait « Pourquoi tu rap ? C’n’est pas pour les femmes, Pourquoi tu tardes ? Où est donc ta mifa ? C’est ci et ça, ce n’est pas comme ça » En décrivant une telle intéraction, elle fait un parallèle entre les barrières imposées aux femmes dans l’industrie musicale et dans leur vie privée (injonction à ne pas tarder dehors).

Le morceau Ich Liebe Dich, produit par Le Motif, Jo A Touch et Josh Rosinet a aussi l’étoffe d’un banger : on y retrouve une Shay assurée « « Ne me donne par d’ordres, j’serai jamais à l’heure ça fait longtemps que j’suis en avance sur ma montre »

Idem enfin pour le morceau Notif, précédé d’un grand teasing de la part de Shay mais qui méritait ; il est parfaitement dans la direction artistique de l’album, toujours du côté de la recherche d’un élément salvateur : « On se rendrait malade sur le chemin d’la guérison. »

Un morceau représente une excellente surprise : c’est Villa. Produit par Jo A Touch, Le Motif et Junior Alaprod, l’atmosphèe que le beat dégage est extrêmement cinématographique. C’est le même genre d’ovni que le morceau Barbade de Lacrim sur l’album Corleone qui dénotait totalement du reste.

Le lyricisme de beaucoup de morceaux aborde différents thèmes :
– solitude
(Désillusions : « Sous le ciel étanche La solitude immense » ;
Pleurer : « Toute seule devant vision télé / Je pèle des larmes encore scellées »),
– le sentiment de ne pas se sentir à sa place
(Amour & Désastres : « Envers et contre tous peu importe ce que je fasse » ;
Désillusions : « De l’anonymat à la gloire / Jamais à ma place nulle part »),
– la peur de révéler qui on est vraiment
(Pleurer : « J’ai peur de n’être que ce que je suis / J’suis censée être que ce que je fuis »)
– le sentiment d’enfermement ressenti quand on vient de Belgique en tant qu’artiste ambitieuse, plus particulièrement de Bruxelles en tant que francophone
BXL : « Et j’suis restée coincée là-bas avec tous les otages. »

Évidemment, le morceau Liquide se présente comme un single phare, en partie grâce au featuring avec Niska qui en 2019 assure une bonne place dans les écoutes quand on voit les places de Médicament de Booba, Maman Ne Le Sait Pas de Ninho et RR 9.1 de Koba LaD toutes en featuring avec lui. C’est un morceau zumba mais de totue façon : «Je l’avais dit dans Gazon que je ferai sûrement de la zumba » rappelle Shay dans Jolie.

Finalement, difficile de savoir si c’est une réelle Antidote ou simplement un Placebo qui est livré ici ; l’album est marqué par quelques temps morts mais la direction artistique est solide, l’équipe qui travaille sur l’album a été plus concentrée sur un aspect du personnage et des bangers sont réellement présents. L’aspect placebo de l’album pourrait être de se dire qu’après tout, Shay reste un personnage et même si Shay se dévoile après s’être forgé une carapace, Vanessa Lesnicki reste vulnérable, selon elle (voir l’interview Clique) car ses ambitions sont si grandes qu’elle doit constamment se justifier et faire face à des personnes qui ne croient pas en elle.

Une vision unique de l’expérience de la vie et de l’industrie en tant que femme

Le dernier aspect de cet Antidote peut être trouvé dans la vie personnelle de la personne derrière le personnage de Shay, c’est-à-dire une femme qui refuse l’idée du couple telle qu’elle est conçue dans notre société – échappatoire des frustrations du quotidien et fondation entière de la vie d’une femme à terme – afin de se concentrer sur sa carrière, sur elle-même, sur l’amour de soi plutôt que sur l’amour d’un autre.

Certains pourront trouver cette vision de la vie individualiste mais si Shay a bien prouvé quelque chose, c’est qu’en tant que femme dans la musique, elle sera inlassablement rappelée à son statut et décide donc de prendre le contrepied et d’affirmer son amour d’elle-même et son désamour des relations amoureuses qui l’enfermeraient et brideraient sa créativité (Dans le morceau Oh Oui : « C’est qui Clyde et c’est qui Bonnie, moi et moi on arrivera plus loin. »). Et ce quitte à rejeter l’amour en bloc, émotion pourtant constamment érigée au premier rang dans notre société (Cœur Wanted : « Tu t’es fait calciner par la flamme que tu tenais pour lui, C’est bien beau d’aimer mais c’est bien mieux de ne pas souffrir. »)

Tout ça ouvre une réflexion intéressante sur le rap « féminin » en France où que ce soit Diam’s ou Shay – plus grands succès dans l’histoire – chacune a dû renier une part de sa féminité : esthétiquement pour Diam’s qui avait un style vestimentaire plutôt dit masculin et dans les choix de vie pour Shay qui assume rejeter le rôle classique attribué aux femmes.
Parfois, au lieu de voir un manque de confiance chez Shay, on voit quelqu’un qui a peur d’être incomprise et qui préfère se protéger en ne se livrant pas ou partiellement.

Finalement, Antidote c’est l’album du dévoilement ; les parallèles entre sa personnalité et celle de son personnage sont constants, idem pour les parallèles entre vie privée et carrière, idem pour sa place de femme à la fois dans l’industrie et dans la vie courante.

hernameisines
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Mixologue
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