Orelsan fait son retour en grande pompe, quatre ans après La fête est finie. Civilisation, son nouvel album, marque aussi bien un renouvellement musical que la fin d’un cycle initié il y a 12 ans.
Il se faisait rare sur la scène rap depuis quelque temps, mais il est de retour. En l’espace d’un mois, Orelsan a offert un documentaire de six épisodes, ainsi qu’un nouveau projet de 15 titres. L’attente est comblée : plus de 50.000 précommandes rendant l’album éligible au disque d’or avant même sa sortie, et une first week record dans l’ère du rap post-streaming (138 929 ventes).
Renouvellement musical
Encore une fois, Orelsan propose un album musicalement différent des précédents. Toujours à l’initiative de changements et d’innovations, il vogue dans l’air du temps en piochant dans les modes et les tendances musicales. Un travail d’orfèvre construit avec Skread, fidèle beatmaker aux nombreux succès. Mais sont à mentionner également la présence de Phazz sur la composition de plusieurs morceaux, ainsi que celles d’Eddie Purple et The Neptunes.
Quand Perdu d’avance mélangeait boom-bap et dirty south, Le chant des sirènes le faisait avec la dubstep et l’électro. Sur Civilisation, comme pour La fête est finie, les influences sont plus variées et hétérogènes : pop, funk, disco et même drill. Le “style Orelsan” s’identifie alors comme étant une musique rafraîchissante, entre pop et rap, nuancée d’autres couleurs musicales. Ces choix font écho à l’élargissement considérable de son public après son deuxième projet : un succès explosif. Orelsan plait aux collégiens comme aux quarantenaires, sa musique se doit donc de le refléter.
Pop musique qu’il aime
Pour cette raison, l’aspect pop ressort plus que jamais dans ce quatrième album. C’est un choix pleinement assumé par l’artiste : “Le côté pop, moi c’est la musique que j’ai envie d’écouter. Je me suis basé sur la musique que je voulais écouter, avec des mélos, […] Moi j’écoute beaucoup de pop quoi !” (déclaré au micro de Mouv’). Ainsi, nombreux sont les refrains chantés comme sur La Quête, Dernier verre ou Rêve mieux. La structure des morceaux (couplet/ pré-refrain/ refrain/ couplet/ pré-refrain/…) réfère également à ce style. On le voit notamment sur Jour meilleur, un titre purement pop.
Si pour certains fans de rap, l’aspect pop est décevant, c’est pourtant un angle pleinement maîtrisé qui rend l’écoute de l’album agréable. Son rap s’accouple bien avec des mélodies fluides, parfois dansantes comme sur le funky Ensemble, morceau très réussi, ou sur Dernier verre (feat. The Neptunes). En somme, c’est un renouvellement musical, débuté sur La fête est finie, qui se confirme dans son documentaire. Dans le dernier épisode, il déclare qu’il ne voulait initialement pas faire de rap pour son troisième album. Bien qu’il l’ait finalement fait, les instrumentales ont bien évolué.
Orelsan conscientisé…
Le plus gros changement dans sa musique réside davantage dans ses paroles. Si l’on s’habitue vite à ses flows moins kickés qu’auparavant, ses textes, eux, sont bien plus conscientisés. Il n’est heureusement pas devenu une parodie de lui-même comme il pouvait le craindre en 2011 : sa flemme et ses problèmes d’ennui en banlieue ont laissé place à un discours plus adulte, plus mature. Cette nouvelle facette de l’artiste s’était déjà révélée dans des morceaux comme San ou Notes pour trop tard dans son précédent projet. Elle pouvait néanmoins être clairement assumée comme dans le très conscient À qui la faute ? (2019), où il était invité par Kery James.
Quand il ne parle pas de son couple dans Civilisation, Orelsan délaisse l’introspection pour plonger l’auditeur dans une multitude de problématiques sociales. Moins centré sur lui, l’album est divisé en deux parties où L’odeur de l’essence est le point de jonction. La première évoque les problèmes quand la deuxième envisage des solutions, du moment de passer à autre chose. Sont donc abordés des sujets importants comme la crise écologique (Baise le monde), les manifestations et la misère sociale (Manifeste), l’immigration et le racisme (L’odeur de l’essence)… Il prend position en balayant l’image résiduelle de ce jeune glandeur Normand que rien n’intéresse à part les mangas. Orelsan est définitivement un rappeur à textes engagés, dont les réalités décrites peuvent être aussi intenses qu’elles sont vécues.
Mais parfois trop
À l’instar de Suicide Social (2011), le rappeur rappelle, avec le cynisme qu’on lui connait, un certains nombre de dysfonctionnements, de dangers et de crises qui rongent nos sociétés. Néanmoins, aussi noble soit son engagement pour ces causes, cela rend l’écoute parfois étouffante. Sur Baise le monde par exemple, lorsque le problème de surpêche est évoqué, la formulation est trop longue. Il se perd à développer son propos pour mentionner toutes les conséquences, au détriment de son flow pourtant bien collé à l’instrumental. Rebelote quelques secondes plus tard dans la phase de la pollution. Mais ici, c’est la nature du message qui reste trop naïve et simpliste pour être pertinente :
“C’est ma chanson préférée, ça parle de tuer des gens
D’un type qui trafique la mort pour s’acheter des jantes
Pour un SUV qui consomme énormément
Pendant qu’la pollution fait quatre millions d’morts par an”
Paradoxalement, le simplisme avait pourtant eu son succès chez lui (Basique), c’est parce qu’il y avait généralement un ingrédient supplémentaire. Ses phases « engagées » ont souvent contenu une certaine légèreté à base d’ironie ou de sarcasme. En faisant cela, il crée le décalage qui fait sa signature textuelle.
Rester simple
Ici, ou comme sur Manifeste, morceau conceptuel qui relate une manifestation vécue par l’artiste, les teintes d’ironie ou de légèreté ne prennent pas à plusieurs reprises (ou sont volontairement absentes). Finalement, ses textes subversifs sont bien plus pertinents lorsqu’il les envoie sérieusement, sans tentative chantée ou formulation complexe. L’odeur de l’essence en est un bon exemple : il va droit au but, rappe brutalement et la prod de Skread emmène l’auditeur dans une ambiance oppressante. La conscientisation des problèmes passe presque au second plan, derrière un morceau rap qui ne se veut pas moralisateur mais dénonciateur :
“Une discussion sur deux, c’est quelqu’un qui s’plaint
Pendant qu’le reste du monde souffre pour qu’on vive bien”
En deux phases, L’artiste arrive à dénoncer l’hypocrisie de nos sociétés occidentales, extrêmement privilégiées, au détriment de populations pauvres exploitées pour notre confort. Mais cette subversivité est contenue dans peu de mots, et soutenue par un flow incisif. Elle percute bien plus efficacement dans ce morceau que sur d’autres moins faciles à la réécoute (Manifeste) ou tout simplement moins ingénieux (Baise le monde).
Ombre et lumière
D’un autre côté, cette “politisation” de l’album s’équilibre relativement bien avec les rafraîchissements offerts. À plusieurs reprises, Orelsan vient casser l’ombre de l’engagement pour une ambiance lumineuse et détendue. Il le dit lui-même dans l’intro du featuring avec Gringe, Casseurs Flowters Infinity :
“J’ai fait un album qui parle que d’ma meuf et d’la société
Ça t’dit qu’on fasse un morceau ?”
La dynamique morose laisse place à une énergie pétillante qui permet aux auditeurs de ne pas décrocher. La fin du projet, davantage consacrée à son couple qu’à la société, permet ensuite de terminer l’écoute sur une note positive et moins étouffante. La présence de morceaux dansants comme Ensemble et Dernier verre, ou touchants comme Athéna, apporte bien le contraste positif recherché par l’artiste.
Fin d’un cycle
La spécificité de cet album est également symbolique. Il marque une rupture dans la carrière du Caennais. Les multiples références à ses anciens morceaux renvoient à l’accomplissement (ou non) de certains de ses objectifs. Ces références, nombreuses et bien résumées ici, reflètent l’évolution de la personne qu’il était, et qu’il a pu devenir à travers sa carrière. Orelsan n’est plus Si seul, mais désormais Seul avec du monde autour. Son rêve de collaborer avec The Neptunes, idoles de sa jeunesse, est accompli. Il est désormais plus sage et sait que ce n’est pas lui qui ne comprend rien (Changement), mais qu’il n’y a tout simplement rien à comprendre (Civilisation).
La boucle est bouclée dans bien des domaines. Comme un dernier regard en arrière avant de tourner la page, l’album parachève un cycle débuté en 2009. Il a d’abord commencé par ironiser sur sa situation d’ado flemmard (Perdu d’avance), pour ensuite faire le bilan du succès et de la notoriété acquise (Le chant des Sirènes). Mais il a mis du temps à entrevoir les changements fondamentaux dans sa vie personnelle (La fête est finie) et s’inquiète désormais du sort des autres avant le sien (Civilisation). Cette prise de conscience personnelle pourrait annoncer un retrait comme un tournant important dans sa vie et dans sa carrière musicale. Il a cessé de se remettre constamment en question pour pouvoir s’investir sur des sujets plus importants que son individualité, preuve d’une maturité sincère.
Haut, sans être hautain
Désormais, Orelsan a en quelque sorte fini le jeu. Il est arrivé au point culminant de sa carrière : son meilleur démarrage commercial, un documentaire sur sa vie, il est passé par presque tous les styles musicaux, cinq concerts complets à Bercy en une semaine pour 2022… Sur le plan personnel, il parle d’un mariage heureux avec la femme qu’il aime. C’est également un artiste très populaire, et donc très riche, au point de ne pas être inquiété par les problèmes de la société :
“Qu’est-ce que j’fous dans une putain d’manif ?
J’suis pas concerné par la société, j’suis un putain d’artiste”
Mais bien au contraire, le rappeur se sent concerné par ces problèmes qui atteignent tout le monde. C’est bien pour cela qu’il utilise sa parole pour évoquer les sujets importants et pousser à la réflexion. Il appelle à l’action (“J’peux pas l’faire tout seul, faut qu’tu m’aides” dans Civilisation) pour agir contre les problèmes qu’il cite durant tout l’album. Sa parole n’est pas moralisatrice, il s’inclut lui-même dans les dysfonctionnements de la société et ne se déclare pas au-dessus des autres malgré sa réussite. Néanmoins, résoudre les multiples problèmes évoqués demandera beaucoup de temps et d’énergie pour l’artiste, en dépit de sa musique qu’il a déjà amené au plus haut niveau.
Civilisation a donc des airs de dernière pièce d’un quatriptyque. Moins homogène que La fête est finie au vu des zones d’ombre soulignées, il parvient tout de même à équilibrer ses défauts dans les différents morceaux pour produire un bon ensemble. Il témoigne d’une volonté de l’artiste à toujours se renouveler pour proposer quelque chose de neuf. Si sa musique n’est pas parfaite, elle a cependant le grand mérite d’être authentique, comme lui.