Comment la scène rap de Memphis a influencé le rap actuel

La ville de Memphis a toujours eu une place importante dans l’histoire de la musique. Considérée comme le berceau du blues et du rock’n’roll, la ville est célèbre pour ses personnages importants et influents, comme Elvis Presley, Johnny Cash ou encore B.B. King, signés sur le prestigieux label Sun Records.

Plus tard, dans les années 90, la ville de Memphis sera de nouveau le berceau d’un style de rap à part entière. Appelé sobrement le Rap de Memphis, ce style aura une place importante et indéniable dans le Dirty South et influencera énormément le rap à grande échelle. C’est à cette vague de rappeurs que l’on doit, entre autres, la naissance de la trap.

Immersion dans la scène underground du Memphis des années 90.

Les années 90

Deux courants monopolisent le rap : l’infernal duo West Coast/East Coast, incluant cette forte rivalité qu’on leur connait. Un courant fait alors son apparition, considéré comme le troisième courant hip-hop le plus important aux Etats-Unis : le Dirty South. Comme son nom l’indique, cette appellation désigne la scène hip-hop du sud des Etats-Unis, notamment dans des villes comme Atlanta, La Nouvelle-Orléans, Miami, ou encore Memphis. Ce courant reste au départ underground et indépendant, faute de reconnaissance de la part des labels.

La ville de Memphis est à l’époque frappée par un fort taux de criminalité. C’est dans ce climat de grande violence que va s’émanciper la scène rap underground de Memphis, jusqu’à devenir une scène majeure du courant Dirty South.

Un son particulier

C’est DJ Spanish Fly qui est à l’origine du son particulier du rap de Memphis, au tout début des années 90, avec des titres comme Smokin Onion, Trigga Man ou encore Cement Shoes. Un son qui pose les bases et qui regroupe toutes les caractéristiques de ce que sera le Memphis Sound : un son lo-fi, des productions répétitives, marquées par l’utilisation de la 808 et par l’utilisation de samples de funk, de soul, le tout couvert de samples vocaux répétés en boucle (acapella loops), issus de morceaux de rap ou encore de films d’horreur. Car c’est là la principale caractéristique du Memphis Sound : une atmosphère sombre, inquiétante, accentuée par les acapella loops, qui donnent une dimension hypnotique à la musique. Cette atmosphère est mise en avant et représentée par les instrumentaux. Le morceau Don’t Make a Move de DJ Squeeky est une bonne illustration du Memphis Sound.

Et les rappeurs dans tout ça ?

Les rappeurs sont cette fois mis au second plan, agrémentant les productions de leurs récits malsains, entre fiction horrifique et réalité. Des paroles crues, évoquant la vente ainsi que la consommation de drogues, les guerres de gangs, le meurtre, le suicide, l’occulte, le diable et la magie noire. La scène underground de Memphis est donc parfois qualifiée de Devil Shyt. Nous pouvons ici faire un lien avec l’horrorcore, un style de rap caractérisé par des récits macabres et un univers directement inspiré du cinéma d’horreur. Bien que le rap de Memphis soit considéré comme la genèse de ce style, la dimension gangsta est cependant beaucoup moins présente et mise en avant dans l’horrorcore.

Côté flow, on assiste à des voix souvent pitchées vers les aigus, accentuant davantage l’effet glauque des productions. On doit également aux rappeurs de Memphis, et plus précisément au défunt Lord Infamous, qui est considéré par beaucoup comme le créateur de ces techniques, l’utilisation des double-time flows ainsi que des triplet flows, popularisés par Migos dans les années 2010, soit près de 20 ans après leur apparition dans le rap.

Un courant en marge de l’industrie musicale

Le rap de Memphis, et plus généralement le Dirty South dans ses débuts, est également reconnaissable par ses modes de diffusion et de distribution de musique. En effet, faute de reconnaissance de la part des labels, mais aussi par intérêt de garder une image DIY et très underground, les DJ et rappeurs de l’époque distribuaient souvent leurs projets de manière indépendante, en marge de l’industrie musicale. La majorité des projets sortis à l’époque étaient distribués sous support cassette, peu de CD ni de vinyles. D’une manière globale, le Devil Shyt de Memphis n’est pas forcément agréable à l’écoute.

L’ambiance horrifique des morceaux ainsi que leur production low-cost en font une musique très spéciale et atypique, mais parfois difficile d’accès. Cette scène est donc toujours restée très underground et a eu une médiatisation quasi-inexistante. Seul le collectif Three 6 Mafia (Juicy J, Lord Infamous, Gangsta Boo, DJ Paul…) aura un réel succès commercial vers la fin des années 90, avec des tubes comme Stay Fly ou encore Sippin on Some Syrup, et ce malgré les théories satanistes dont ils feront l’objet lors de leur confrontation au grand public.

Et aujourd’hui ?

On retrouve aujourd’hui, et ce grâce à Internet, un regain d’intérêt pour la scène underground de Memphis des années 90. Les sonorités atypiques des morceaux et l’univers violent très marqué de ce courant attirent et beaucoup considèrent cette scène, endormie depuis la fin des années 90, comme étant une influence majeure du rap actuel.

Le Crunk, style descendant directement du rap de Memphis, aura un fort succès dans le début des années 2000. Le rappeur Lil Jon sera l’artiste Crunk le plus populaire de la scène et sera surnommé le « Roi du Crunk ».

Le rap de Memphis influencera grandement la Trap. L’utilisation à outrance des 808 et les mélodies sombres utilisées dans les années 90 ont constitué le terreau idéal pour l’apparition de la Trap, qui reprend les mêmes sonorités. En quelque sorte, la scène underground de Memphis peut être qualifiée de Proto-Trap. On retrouve dans la Trap cette atmosphère gangsta et ces lyrics violents poussés à l’extrême que l’on retrouvait dans le rap de Memphis.

On retrouve également le son du Memphis des années 90 à travers un sous-genre musical populaire sur Internet : la Phonk. Associée au Cloud Rap, cette musique planante, parfois inquiétante et hypnotique reprend les codes du Memphis Sound instrumental des années 90, le tout agrémenté d’éléments Trap actuels, d’une pointe de Vaporwave et de figures de la pop culture. Les mix Trappin in Japan ou Trappin in Heaven, incluant beaucoup de Phonk, rencontrent un franc succès sur le net.

La scène underground de Memphis des années 90 est également reconnaissable de par son imagerie, avec des pochettes d’album souvent kitsch, digne des plus mauvais photomontages. Un rappeur sur fond vert, le tout surblindé d’effets en tous genres, faisant référence à la richesse, la drogue ou les armes.

Certains rappeurs actuels n’hésitent pas à reprendre cette esthétique. Caballero & JeanJass ont, par exemple, adapté cette imagerie à leur sauce dans le design de certains de leurs t-shirts :

Enfin, le rap de Memphis constitue une influence majeure chez les « rappeurs Soundcloud » des années 2010. Souvent diffusée sur des plateformes gratuites (SoundCloud, Bandcamp), à l’écart des circuits de distribution habituels, la musique issue de cette nouvelle vague de rappeurs DIY est souvent inspirée du Memphis des années 90. $UICIDEBOY$, Ghostemane, Bones ou encore Denzel Curry citent cette scène comme étant une influence majeure. Chez Bones, on retrouve parfois une imagerie inspirée du rap de Memphis.

Chez $UICIDEBOY$ ou chez Ramirez, on retrouve l’influence du Memphis Sound à travers certaines sonorités. Le groupe fait de nombreuses fois référence à l’occulte et sample régulièrement des acapella loops, issus de morceaux de la Three 6 Mafia, qu’il cite comme étant sa plus grande influence.

Les $UICIDEBOY$ finiront par collaborer avec Juicy J sur le morceau Freaky. Le succès des rappeurs SoundCloud ne fera qu’accentuer la curiosité des internautes et participera grandement à ce nouvel intérêt que suscite la scène de Memphis des années 90.

En conclusion, la scène rap underground de Memphis dans les 90 a marqué l’arrivée de nouveaux codes qui influenceront à jamais l’histoire du rap. Des lyrics hardcore parfois poussés à l’extrême, un flow technique en double-time et en triplet, le tout sur un son iconique, savoureux mélange de 808, de hi-hats et de samples en tous genres, créant les bases solides de la trap, sous-genre qui explosera dans les années 2010. En raison de sa mise à l’écart (volontaire ou non) de l’industrie musicale durant les années 90, aucun projecteur n’a jamais éclairé ce courant. Mais il faut rendre à César ce qui est à César : l’engouement et l’amour des nouveaux rappeurs pour cette scène feront prendre conscience aux auditeurs le véritable impact de cette scène. Précurseur, le rap de Memphis est une figure emblématique du Dirty South, montrant la voie à de nombreux sous-genres et à de nombreux rappeurs.

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