Depuis les années 90, le rap français a parcouru beaucoup de chemin pour devenir aujourd’hui le style musical le plus populaire auprès des jeunes, toute classe sociale confondue. D’abord majoritairement engagé, avec une palette musicale assez réduite, on assiste désormais à un rap pluriel, évolutif, fédérateur.
Mais le rap français a-t-il changé dans son essence ? En 1998, le légendaire duo Arsenik clamait « Qui prétend faire du rap sans prendre position ? ». 23 ans après, la question pourrait être encore d’actualité. Ces dernières années, la drill, un courant issu de la trap, se développe à grande vitesse en France. Ce style musical représente-t-il le renouveau du rap engagé ? Décryptage de l’évolution du rap en France.
1990’s : « l’âge d’or du rap français »
Né dans les années 70 aux USA (s/o DJ Kool Herc), c’est au milieu des années 80 que le rap commence à émerger en France avec l’apparition de radios libres et d’émissions télévisées dédiées. Un relai médiatique qui permet aux Français de découvrir ce style musical (et plus largement le mouvement hip-hop). Des groupes et des collectifs se forment, les mêmes qui deviendront plus tard des légendes du rap.
C’est à partir des années 90 que le rap devient réellement visible dans le paysage musical français. Des artistes mythiques vont alors débuter leur ascension : Suprême NTM, IAM, Assassin, Ministère A.M.E.R, Les Sages Poètes de la rue, MC Solaar ou encore la Mafia K’1 Fry pour ne citer qu’eux. Des freestyles puis des premiers albums sortent et rencontrent leur public, les compilations s’enchaînent. La médiatisation nationale s’intensifie avec la création de nombreux magazines et fanzines. À partir du milieu des années 90, le rap devient un véritable phénomène de société. C’est l’avènement de « l’âge d’or du rap français ».
C’est principalement la jeunesse des quartiers défavorisés qui s’empare de ce courant musical en France, directement influencé par l’évolution du rap aux États-Unis. En effet, dans les années 80, le groupe américain Public Enemy donnera un second souffle au style. Il s’éloigne de son côté originellement festif, pour se focaliser sur un aspect plus contestataire, dénonçant dans leurs titres les inégalités sociales et raciales.
En France, les codes sont transposés à la réalité des populations précaires. Les lyrics prennent une importance considérable et les rappeurs commencent alors à véhiculer des messages forts, reflet des préoccupations de la jeunesse banlieusarde. Ils deviendront, parfois malgré eux, de véritables portes-paroles de la banlieue.
La bande son des rues
La construction de l’identité du rap en France est fortement contextualisée. Elle intervient dans une période compliquée pour les banlieues : chômage de masse, rapports difficiles avec la police, stéréotypes en tout genre et sous-représentation dans la sphère médiatique… Le rap apparaît comme un moyen d’expression des jeunesses oubliées, comme une opportunité culturelle pour véhiculer leurs valeurs et leurs revendications. Les rappeurs décrivent alors dans leurs textes les inégalités sociales vécues en périphérie et dépeignent, non sans virulence, les conditions de vie auxquelles ils sont confrontés. Permettant ainsi de mettre la lumière sur les douleurs des banlieues.
En arrivant en France, le rap crée un espace d’expression public en opposition totale avec les discours dominants des « élites ». Cette expression contestataire devient la plus grande force du style musical puisqu’il permet ainsi à tout un pan de la jeunesse de s’identifier à des personnages publics. Des personnalités qui viennent de leurs milieux et qui, non seulement peuvent les comprendre, mais peuvent aussi porter leurs messages dans la sphère politique. En atteste 11’30 contre les lois racistes, titre-symbole de l’engagement du rap en France, sorti en 1997. Ce morceau sans refrain, porté par de grands noms du rap (IAM, Assassin, Passi, Stomy Bugsy, Menelik entre autres), dénonce les lois Debré et Pasqua (durcissement des conditions de séjour des immigrés en France). Un morceau de 11 minutes 30 qui a permis de faire entendre la voix des minorités au sein des médias de masse.
Le caractère engagé du rap est multiple : opposition consciente à l’ordre politique établi, dénonciation de conditions de vie difficiles, affirmation d’une identité… Des formes d’engagement diverses et plus ou moins virulentes selon les artistes. Keny Arkana, par exemple, se positionnait sans aucune ambiguïté dans la tranche du rap politique consciemment contestataire en faisant de l’anticapitalisme, l’anticolonialisme et l’anarchisme ses thèmes de prédilection.
Le rappeur Neg Lyrical, quant à lui, avait pour volonté d’affirmer une identité qu’il juge oubliée de l’histoire universelle. Notamment dans son titre Mes héros où il cite de nombreux noms de personnalités noires (politiques, journalistes, intellectuelles, militantes…), valorisant leurs thèses et leurs combats. Youssoupha s’inscrit dans le même registre de valorisation identitaire. « J’ai appris que même l’école fait des ravages. On te parle de Bonaparte comme une idole, mais pas de l’esclavage. » (Apprentissage)
Et des rappeurs engagés, on peut en citer bien d’autres : Kery James évidemment, Médine, Expression Direkt, Oxmo Puccino, Despo Rutti, La Rumeur, Alpha 5.20, Sniper, Casey, Tiers Monde… etc. Tous ont apporté leur pierre à l’édifice au sein du rap conscient. Certains continuent encore de le faire aujourd’hui.
À cette époque, si les rappeurs sont revendicateurs dans leurs textes, l’aspect politique n’est pas toujours une volonté consciente. Le groupe Lunatic, constitué de Booba et Ali (1994-2003), en est un bon exemple. « On n’est pas des messagers, on n’est pas des assistantes sociales » affirmaient-ils sur les plateaux TV, alors même que leurs paroles décrivaient de dures réalités. Malgré eux, leurs textes représentaient les minorités dont ils ont pu faire partie un temps et se transformaient en messages politiques. S’ils sont devenus des représentants de la banlieue sans le vouloir, cela relève notamment de la responsabilité des médias qui ont érigé les rappeurs en porte-paroles. Un raccourci plutôt facile dans un contexte de tension sociale où le dialogue était totalement rompu. Les rappeurs apparaissaient comme une porte d’entrée à cette périphérie oubliée.
Peu à peu, la portée des rappeurs « conscients » s’est essoufflée et le « gangsta rap », qui a pourtant toujours existé, a prédominé. En effet, à partir des années 2010, le rap français a connu un tournant dû à l’essor du streaming et des réseaux sociaux. Le rap se popularise à grande échelle, commence à générer de l’argent, et se diversifie grandement.
De Kery James à Koba la D : comment la trap a redessiné le paysage rap
L’évolution du rap est le reflet de l’évolution de la société : hyperconsommation, individualisme et entertainment. Il ne s’agit plus d’éveiller les consciences mais de s’émanciper. Il ne s’agit plus de faire réfléchir mais de faire oublier.
Les thèmes sont plus légers, les textes moins consistants et la musicalité prend le dessus sur le fond. Il faut capter l’attention rapidement pour se démarquer dans un paysage rap de plus en plus varié. La scène se remplit d’artistes en tout genre, le public s’agrandit et se compose de véritables consommateurs qu’il faut satisfaire.
C’est à partir de 2013 que l’évolution se ressent franchement avec l’arrivée de la trap venue d’Atlanta. Ce nouveau courant bouscule les codes du rap avec des sonorités électro sombres, une rythmique plus lente, quasi nonchalante et des textes considérablement réduits qui offrent plus de place à la production.
C’est Kaaris qui la propulse en France. Ce dernier est également le précurseur français d’un courant de la trap, la drill, avec son album culte : Or Noir. En attendant, Booba, Gradur, Niska ou encore Joke participent à l’ascension de la trap. Elle devient l’esthétique dominante du rap, mettant de côté la branche « consciente ».
L’avènement de la trap codifie le rap français et oblige les rappeurs à revoir leurs formules musicales. C’est dorénavant la mélodie qui fait le texte et non plus l’inverse. Les thématiques sont orientées argent, relations, drogues, influencées par les rappeurs d’outre-Atlantique. La trap, véritable phénomène, fait exploser les streams et rend visible pléthore de jeunes rappeurs.
C’est à cette période que le rap se décloisonne totalement et commence à capter un large public. De nombreux sous-genres du rap voient le jour, de nouvelles têtes émergent et font tomber toutes les barrières démographiques : Orelsan, Nekfeu, Lomepal, Vald… Le rap mainstream devient alors une musique qui fédère tous les milieux sociaux.
Si le rap majoritairement écouté se veut dansant et divertissant, le rap conscient ne meurt pas totalement. Certains rappeurs de cette discipline continuent d’exercer dans l’ombre, quelques-uns le font avec un peu plus d’exposition (Dinos, Guizmo, Georgio par exemple). D’autres artistes, plus visibles et « mainstream », n’hésitent pas à proposer, à la marge, des titres aux thématiques engagées : Bilal (Soso Maness) sur le périple d’un jeune migrant, Pour l’argent (Damso) qui traite des gouvernements corrompus des états africains ou encore Rappel (Vald) qui dépeint les injustices entretenues par le système capitaliste. Ce dernier propose d’ailleurs en 2019 un troisième album studio quasi politique : Ce monde est cruel.
Plus récemment, un courant venu d’abord de Chicago puis transformé par Londres, la drill, arrive en force en France. Les textes connus pour être violents ont pour vocation de dépeindre une réalité dure souvent vécue par les jeunes défavorisés.
La drill pour détailler
Ces derniers mois, la scène drill française s’accélère et voit émerger de nouveaux noms auprès du grand public : Gazo, 1PLIKÉ140, le collectif Lyonzon, Ziak ou encore le Mangemort Squad porté par Freeze Corleone. Si elle débarque seulement maintenant en France, la drill trouve ses origines à Chicago (États-Unis), propulsée dès le début des années 2010 par Chief Keef, Lil Durk et Fredo Santana, entre autres.
Chicago est une ville connue pour ses guerres de gangs et sa violence dues à la précarité des quartiers South Side. La jeunesse a trouvé, à travers la drill, un moyen d’expression des réalités brutales et difficiles qu’elle vit au quotidien. La vie de gangster, la précarité et la violence sont alors racontées de manière crue, cinglante, sans artifice… Avec une imagerie souvent violente et provocante (à base d’armes à feu et de substances en tout genre).
De l’autre côté de l’Atlantique, à Londres, les jeunes des quartiers de Brixton se sont rapidement identifiés aux codes véhiculés par la scène chicagoane, vivant sensiblement la même situation. Des gangs londoniens s’emparent de ce courant et le façonnent à l’anglaise, créant la scène drill UK : encore plus sombre et plus violente que l’américaine. Armes blanches, drogues et visages masqués sont les ingrédients de cette nouvelle scène musicale.
Si les thématiques abordées par leurs homologues américains font directement écho à leur vécu, les jeunes Anglais s’approprient le style avec l’expression de leurs propres problématiques. Ils racontent la réalité vécue dans certaines zones laissées à l’abandon par le gouvernement anglais. Leur musique n’est pas ouvertement politique mais elle permet de mettre la lumière sur certains maux de la société anglaise. Elle donne la parole à des minorités peu visibles, comme l’affirmait un article de la BBC en 2018 : « Drill can appear an easy target – it’s a genre made by and for people with almost zero influence in the mainstream media ».
Ce style a valu de nombreux démêlés judiciaires aux drilleurs anglais puisque la police les accuse de la recrudescence de violence dans les quartiers sensibles de Londres. Censure, surveillance accrue, interdiction de se produire… Les autorités anglaises redoublent de moyens pour freiner l’ascension des drilleurs locaux. Ce remue-ménage a mis davantage en lumière les inégalités et la forte précarité dont souffrent les personnes issues des quartiers sensibles.
Vers un retour en force du rap engagé ?
En France, les drilleurs suivent la même lignée que leurs homologues, abordant des thématiques qui les touchent au quotidien. Mais pas que. La principale tête d’affiche de ce style est Freeze Corleone. Le rappeur est souvent décrié pour ses textes provocateurs, et accusé d’antisémitisme par les plus hautes strates de l’état. Car Freeze a une approche plus subversive encore et ne cache pas son aversion pour l’ordre établi. Il manie avec souplesse les punchlines incisives (souvent ésotériques) teintées de références géopolitiques et « complotistes » (sionisme, nazisme, esclavagisme, scandales pédocriminels, sociétés secrètes…). Ses textes, en questionnant sévèrement le monde qui nous entoure, font de lui un rappeur « conscient ». Que cela soit intentionnel ou non.
La forte popularité de la drill semble permettre un regain du rap engagé en France. Celui qui bouscule les consciences, qui fait réfléchir à la société dans laquelle nous vivons. Néanmoins, le public est-il prêt à redonner sa chance à cette forme de rap si tranchée ? Les effets de mode dictés par l’esthétique musicale de la trap pourraient, sans grande surprise, être la cause de l’ascension de la drill.
Ce que l’on peut assurément affirmer, c’est que le rap, qu’on le veuille ou non, est un moyen d’expression de souffrances sociales qui sont souvent invisibilisées.