Cela fait maintenant plusieurs années que le terme « rap de iencli » est utilisé chez les auditeurs de rap français. Considéré comme gentiment moqueur par les uns et ouvertement rabaissant par les autres, les contours du rap de iencli demeurent toutefois assez flous. Qu’est-ce qui fait qu’un rappeur est considéré comme rappeur pour iencli ? Pourquoi ce terme n’émerge que maintenant ?
Qu’est-ce que le rap de iencli ?
Avant de définir le rap de iencli, il faut tout d’abord s’intéresser à la définition du mot iencli.
Iencli est le verlan de client, mot employé par les vendeurs de drogue pour désigner leurs acheteurs. Si ce mot est de nature neutre, il revêt une connotation négative dans le contexte achat/vente de drogue. Le iencli est considéré comme un individu bourgeois (ne venant donc pas de la cité) faible, naïf et que l’on peut facilement arnaquer.
Le parallèle avec le rap est immédiatement dressable : que ce soit en tant qu’auditeur de rap ou lors d’une vente de substances illicites : le iencli est vu comme un individu qui paie pour consommer de la merde. Cette symétrie est très importante car elle permet d’expliquer et de comprendre bien des choses dans les origines du terme.
La définition du rap de iencli est donc un rap consommé, promu, vanté et écouté majoritairement par des individus de classe bourgeoise. Voici pour la définition succincte. Elle n’est évidemment pas pleinement exhaustive car comme nous allons le voir, de nombreux concepts et un certain historique se cachent derrière ce terme.
« Le rap est un art prolétaire alors les minorités y sont majoritaires » – Kery James
L’expression Rap de iencli est une riposte directe au terme « Rap wesh wesh »
Vous en avez forcément déjà vu un. Ce mec dans les commentaires Youtube du tout dernier clip de votre rappeur préféré qui vient étaler sa science en critiquant le rappeur, ses symboles et ses thèmes. Et terminant son post par un namedropping infernal de rappeurs plus « intelligents, loins des clichés de la cité ». Vous l’avez peut-être même déjà fait.
« Ouais j’écoute du rap mais plus des trucs genre Lomepal ou Roméo Elvis je trouve que Booba et tout c’est trop « Nik ta mère » tout le temps ou c’est toujours de la trap, bref sinon t’as Columbine aussi c’est pas mal, et le rap belge aussi c’est un truc de ouf sérieux… » pic.twitter.com/oRoWbh7t8R
— Lil Iencli (@RomeoElvis) September 30, 2018
Cette approche est celle classique du mépris de classe et émane en tout premier lieu du milieu bourgeois. Originellement, ces critiques sur le rap viennent tout d’abord des médias TV, d’hommes politiques, de journalistes ou de célébrités qui reprochent au rap : sa nature, sa condition « analphabète », ainsi que ses sujets récurrents et « clichés ».
C’est la raison pour laquelle le iencli sonne comme étant dans la continuité de ces attaques contre le rap. La différence est qu’en plus de répéter le discours classique bourgeois élitiste réducteur, qui va par exemple singer Booba avec des « yo yo » et se moquer de lui, il va recommander d’autres choses dans le rap. D’où la catégorisation « iencli » qui peut également sonner comme une catégorisation afin de mieux pouvoir séparer le reste des auditeurs de ces « ennemis de l’intérieur ».
C’est d’ailleurs ce qui explique tant de frustration à l’annonce des nominations rap aux Victoires de la Musique 2018 par exemple, car une grande partie des auditeurs rap y ont vu une victoire du iencli rap et n’ont pas ressenti une quelconque représentativité dans leurs choix musicaux. C’est d’ailleurs un cercle vertueux qui n’est pas prêt de changer, car ce sont les iencli qui achètent, consomment et dépensent le plus, rendant leur artiste plus visible, et par conséquent plus susceptibles de gagner des prix ou d’être invités sur les médias, heureux d’inviter des personnalités lisses et non sulfureuses à des heures de grandes écoutes.
4 critères indispensables pour être étiqueté rappeur pour iencli
Comme expliqué plus haut, une définition succincte ne saurait résumer toute la complexité se cachant derrière ce terme en apparence très simple. Il y a 4 critères qui reviennent systématiquement chez chaque rappeur considéré comme iencli rap, les voici :
1) Être blanc
Si beaucoup de gens font semblant de ne pas le voir, la totalité des rappeurs étant catalogués de manière unanime comme rap de iencli sont blancs. Et c’est logique car l’expression rap de iencli n’est que la version politiquement correcte de rap de blanc. Et si la dimension ethnique n’est qu’un des 4 critères, elle est sans aucun doute la plus importante.
« J’suis le blanc qui supporte le moins le rap de blanc » – VÎRUS
Cela ne signifie toutefois pas qu’être blanc suffit pour être catalogué comme étant rap de iencli. La preuve avec SCH ou PLK, tous les deux rappeurs blancs qui ne sont pas considérés comme rappeurs iencli contrairement à leurs confrères Lomepal ou Vald. D’une part parce qu’il est important de cumuler 4 critères et de l’autre parce que tous les rappeurs labellisés iencli sont blancs mais que tous les rappeurs blancs ne sont pas considérés comme rappeurs pour iencli.
2) Avoir une fanbase majoritairement bourgeoise
Comme évoqué lors de la définition du terme, la fanbase joue un rôle essentiel et a une importance cruciale. L’appelation « bourgeoise » peut porter à confusion mais elle se résume en l’occurrence à un mépris de classe et il est tout à fait possible d’être de condition modeste et de singer ces comportements bourgeois.
3) Aborder des sujets « qui cassent les codes et les clichés »
On touche là à la clé de voûte du logiciel iencli. L’aspect thématique y est prépondérant et c’est pourquoi un rappeur abordant les thématiques de « base » du rap français (par exemple les violences policières, les inégalités ethniques, l’ultraviolence, l’egotrip testostéroné, l’argent) ne sera pas considéré comme du rap de iencli.
Les sujets revenant souvent chez les rappeurs dit iencli sont l’introspection, les ruptures amoureuses, l’amour, et de manière plus générale, le rappeur cassera son égo.
« J’ai pas de crédibilité, j’suis une petite nature, ma meuf a 7 piges et veut me lâcher parce que j’suis immature » – Orelsan
Généralement les sujets sont plus terre-à-terre, parlant au plus grand nombre, des choses anodines comme se faire larguer, la taille de son joint ou faire la fête avec ses amis. L’ego est totalement dégonflé, le rappeur se veut plus sensible et plus fragile.
4) Faire du son « alternatif »
En proposant un son alternatif, le rappeur va se démarquer de ses confrères et proposer une expérience qui sera jugée comme étant plus raffinée par l’auditeur iencli. Cela peut passer par l’invitation de personnalités en dehors du rap, l’ajout de sonorités électroniques, pop, variété, etc.
A noter que cette hybridation est également positivement vue par les médias.
Le iencli test : votre rappeur préféré fait-il du rap de iencli ?
Lorenzo fait-il du rap de iencli ? Vald fait-il du rap de iencli ? La réponse à vos questions dans le iencli test :
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Rap de iencli : une expression révélatrice de la gentrification du rap
Mais pourquoi le terme rap de iencli n’explose que maintenant ? Si l’expression rap de blanc, plus confidentielle, existait auparavant, le rap de iencli prend une énorme ampleur et s’entend de plus en plus, que ce soit chez les journalistes, les auditeurs et même les rappeurs (Roméo Elvis se surnomme lui-même Lil Iencli et Vald a sorti le morceau Iencli en collaboration avec Sofiane).
Son apparition est à corréler au rap français des années 2010, plus varié dans ses propositions, ses thèmes et ses textes qu’auparavant. On peut y trouver de tout. Des albums comme Feu de Nekfeu côtoient Or Noir de Kaaris et Columbine sans que cela n’étonne plus personne. Cette diversification du genre fait elle-même suite à la gentrification du rap, qui devient un genre musical de plus en plus populaire, écouté et plébiscité.
Alors bien entendu les piliers historiques n’auront jamais et n’ont jamais eu ne serait-ce que le quart d’exposition et de reconnaissance de certains fraîchement débarqués, plus édulcorés et hybrides. Mais ce sacrifice a permis de faire passer un niveau supérieur au rap, qui devient le genre musical le plus écouté de France, plus populaire et accessible que jamais. Reste à savoir si le sacrifice en valait la peine.
