Isha : la trilogie

En l’espace de trente-six mois, nous avons eu droit à trente titres partagés en trois volumes. Ce qui correspond à 1h41 de musique livrée par le rappeur bruxellois. La vie n’est faite que de chiffres, son augmentation est vitale.

Lorsque qu’Isha débarque en 2017, avec le premier volume de La Vie Augmente, c’est presque par le trou d’une serrure. On pourrait croire à ce moment qu’il s’agit d’un nouvel artiste belge sans complexe. Un rappeur sur le retour, qui a laissé la crise du disque se terminer, et revient sans prétention après une mise à jour.

Précédemment appelé Psmaker (album solo « Vas-y Chante » en 2008), il décide tout naturellement de revenir à la base. Désormais il portera au devant de la scène du rap francophone, le prénom qu’il a reçu à la naissance en 1986.


« Je suis le renouveau des nouveaux négros qui signent »

[Yipiya]


Il est rare que le rap propose des réelles suites à des projets nommés d’entrée Volume 1. Cette discipline préfère utiliser ce type de mention pour les rappeurs en manque d’inspiration, voulant créer le buzz ou tout simplement surfer sur un gros succès d’antan avec un second volume. La promesse d’une suite directe ou au niveau est rarement tenue.

Contrairement au monde du cinéma, rares sont les épisodes musicaux dont on se souvient. Alors que vaut ce premier épisode digne d’un documentaire venu tout droit de Belgique ? Une mise à nu sur les choix de vie de son auteur et ses pairs. Les errements d’antan qui ont laissé des traces indélébiles sur une jeunesse qui paraît loin mais toujours dans le gouffre. Fort heureusement il n’y a pas que ça.

Isha nous fait aussi part d’egotrip sans méchanceté gratuite. C’est peut être ça qui le différencie le mieux, de tous ses compatriotes à son arrivée. Le rappeur n’abuse pas des formules toutes faites, au-delà de la forme, le bonhomme a tout simplement du fond. Il porte sur les épaules, responsabilités, fraternité et devoir de mémoires.

On appellerait presque ce premier essai un street album. Aussi bien dans sa distribution de l’époque (gratuite sur le net et en parallèle dispo en streaming) que son contenu. C’est crasseux, poisseux à souhait et encore une fois sans complexe. Les influences rappées viennent de la côte Est américaine, pour conquérir le rap français.

Les thèmes sont déjà connus mais les titres choisis ne laissent rien présager (Oh Putain – Avec l’accent du Sud [BBL], Tony Hawk [Simon Dusausoy], Colette [Veence Hanao], 3h37 [Ozhora Myagi]) et restent trompeurs. C’est aussi de là que se dégage la singularité du rappeur. Bien entendu, il reste un produit de son époque, celle du gimmick à répétition et aux relations amoureuses diverses et variées. Malgré cela, il laisse une sensation de forte maturité dans ses propos. Ce qui le classerait plutôt parmi un certain casting de l’école belge, à l’image de Scylla, Za et G.A.N. Pour autant, jusqu’à présent il a plutôt échangé le micro avec la dite génération de la trap francophone. Un seul invité en ce début de trilogie, JeanJass sur « Le salon de l’auto ». Produit par ce dernier, tout comme l’ambitieux « Le frigo américain ».

L’album reste personnel, introspectif à l’image de sa pochette fixée sur son large sourire avec les dents du bonheur. Par ailleurs, on pourra interpréter l’évolution des pochettes (O’nonto Zaman pour la Direction Artistique et photo par Hamza Seriak) à celle que connaîtra sa carrière.

C’est arrivé près de chez vous

Paradoxalement, son titre le plus représentatif est peut être absent de cette trilogie. « Définition d’un OG » sur la BO « Tueurs » [Clément Animalsons], qui réunissait la vague du rap belge en 2017 (Roméo Elvis, Damso, Hamza, Kobo, etc). C’est une excellente carte de visite. Le début de ce qui semble être une rédemption, un style brut et le descriptif du vécu d’un ancien vandale.

L’année suivante, il creuse un peu plus dans son histoire et origine (Mp2m [BBL], mélange de tristesse chantée avec joie et digne d’un chant religieux, 243 Mafia [Chris Carson] feat Makala, rappeur suisse) et grâce au succès d’estime du premier, il a désormais plus de moyens dans la vie et accède à d’autres classes sociales (Domamaï [BBL], La maladie mangeuse de chair [Cehashi]).

C’est une radio médicale de son sourire qui nous est offerte (sa propre tante à la photo) en couverture. Une image moins photogénique de sa personne. Il n’en oublie pas pour autant de glisser un hit (Tosma [Eazy Dew] avec un retour de JeanJass accompagné de son acolyte Caballero).

Souvent les suites peuvent paraître plus légères, moins marquantes que l’episode précédent. Dans toute saga, il y a un moment où l’œuvre s’ouvre à une plus grande audience. Ça va être le cas du Volume 2. Il prend plus d’assurance, donc a désormais plus de convictions dans ce qu’il fait et n’hésite pas à tester des sonorités moins rap. C’est le statut d’éducateur de rue qu’il embrasse à cette étape. Ça sonne moins état de New-York mais continue de rapper. Un autre aspect positif d’Isha, il sait choisir ses prods et se les approprier. Le soleil est moins couvert et laisse passer quelques rayons sur le mélodieux « Rien » [BLV].

Tout ceci ne vous rendra pas le Congo

Avant l’écoute du dernier volume, il est conseillé de prendre l’œuvre dans son ensemble, car à chaque étape la vie augmente dans celle de ce old timer / rookie. Cela ressemblerait presque à un bilan de vie. À la première écoute du troisième volume, Isha a pris un nouveau virage mais tout reste cohérent. Il prend du recul sur son propre succès (Idole [Ray Da Prince] feat Dinos). Ça sonne plus chanté (Boulot [Popsyyz x Mike Sabre x La Miellerie], Coco [Kezah x Sam Tiba]) paraît plus tendance mais la base reste très rap. À l’image de « Les Magiciens » [Katrina Squad] mélange d’amertume chantée avec joie et proche du gospel, où il donne plus de relief à son appartenance à la République Démocratique du Congo (ancienne colonie belge) mais sans egotrip. Sur ce titre, son propos est proche d’un « Tout ceci ne vous rendra pas le Congo » de Baloji.

Ce volume donne plus de place au partage, à travers des invités (Tradition [Ja7cee] feat PLK, Décorer les murs [Medeline] feat Sofiane Pamart qui clôture l’album) et artiste maison (Bad Boy [La Miellerie x TwentyTwo] feat Green Montana, rappeur qu’il citait dans Au Grand Jamais [BBL]). On retrouve tout de même le style tant accrocheur d’Isha avec des titres comme « Durag » [Eazy Dew], « Chaud Devant » [Dtweezer] et « Baobab » [Popsyyz x Mike Sabre x La Miellerie]. Par contre pas de trace d’un éventuel « L’augmentation Pt. 3 ». Est-ce encore nécessaire, vu le niveau atteint ?

C’est littéralement le dentier du rappeur, qui se trouve greffé sur ce qui se rapproche d’un modèle T-800, le plus vieux des films Terminator. La musique a fait de Isha une machine dans son domaine. Il vit désormais de son art et peut à travers le divertissement, transmettre son parcours. Le futur nous dira peut être qui a pris le pas sur qui, entre Isha et le milieu dans lequel il évolue.


« Et si un frère se pointe avec une veste à 15000 € D’abord on l’insulte et après on le frappe »

[Durag]


Avec son équipe, ils ont coché les cases avant le mérite du premier album. Ils construisent sa carrière avec un bon goût à l’ancienne : étape par étape (Bande Originale, projets solos, quelques collaborations). Du développement à la mise en orbite, Isha s’élève des entrailles de l’underground à la lumière de plus gros médias. Chez Clique Talk, il se livre sur le décès récent de son grand frère et leur relation. Du fait, qu’ils ne s’entendaient pas. L’étape suivante, pour le cadet de la famille, serait de rendre hommage à leur histoire commune dans l’album.

Maintenant qu’il l’a cité (« Des négros putain ! Des putains de négros j’écoutais : Lalcko – Les Voies Suprêmes »), cet autre rappeur tout aussi intense que dense. Que le manageur d’Isha a complété la dédicace en le mentionnant sur Twitter, on ne peut qu’espérer un featuring.

La vie augmente dans tous les sens du terme mais contrairement à un nouveau riche, Isha est trop attaché à son passé pour l’effacer de sa mémoire et garde la mentalité d’un hustler.

Son ambition ne s’arrêtera pas à cette trilogie. Fort heureusement pour nous.

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